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Lloyd, on le voit, a fait beaucoup plus de bruit après sa mort que pendant sa vie. Il croyait n’avoir fondé qu’un obscur café, et il se trouve avoir par hasard attaché son nom à l’une des plus grandes institutions maritimes de l’Angleterre.

La Bourse de Londres a deux façades, l’une tournée vers l’ouest, qui est la principale, et l’autre au contraire plus modeste, qui, regardant vers l’est, le point opposé de l’horizon, porte le nom d’east front. Si l’on pénètre par cette dernière dans l’intérieur, on arrive aussitôt dans une petite cour qui a été ouverte par l’architecte pour donner de l’air et de la lumière à cette partie la plus massive de l’édifice. Sur la droite de cette cour se montre l’entrée des bureaux du Lloyd’s. Poussant une porte d’acajou à deux battans et à grandes vitres, on se trouve en face d’un escalier de pierre dont la structure fait l’admiration de quelques-uns, mais dont la hauteur est maudite par les courtiers d’assurance. Je fus introduit par le secrétaire du Lloyd’s dans les mystères de ce temple consacré à la navigation et au commerce. L’entrée est en quelque sorte gardée par deux statues de marbre, dont la meilleure est sans contredit celle de William Huskisson, un homme d’état qui a laissé les souvenirs les plus honorables dans la Cité. Que signifie cette tablette également en marbre blanc qui, scellée dans le mur et couverte d’une longue inscription, porte la date de 1841 ? C’est un monument ou comme disent les Anglais un memorial érigé par la compagnie en l’honneur du Times[1]. Franchissant alors une étroite enceinte faiblement défendue par une barrière en bois au milieu de laquelle trône dans sa loge une sorte d’huissier en robe rouge et galonné d’or, on se trouve dans un vestibule où grand nombre de marchands viennent tous les jours recueillir les nouvelles de mer.

Ce que certains artistes semblent avoir surtout méprisé dans la pratique du négoce est un genre de vie tranquille et bornée ; mais qu’en cela ils se trompent ! Combien Shakspeare, fils d’une nation de commerçans, a mieux compris le caractère de ceux qui se livrent aux grandes spéculations maritimes ! Avec quelle vérité dans le Marchand de Venise il nous peint les inquiétudes de cet homme

  1. Ce journal avait signalé dans ses colonnes une coalition d’aventuriers qui menaçait de ruiner les maisons de banque au moyen de fausses lettres de crédit et de nuire ainsi aux véritables intérêts du commerce. Cet acte de courage lui valut un procès de la part de ceux dont il venait de dénoncer les manœuvres frauduleuses et les intrigues. Comme la loi anglaise n’admettait point alors en matière de diffamation (libel) la preuve des faits avancés, le Times fut condamné à payer une amende d’un shelling et les frais du procès. Lloyd’s proposa de rembourser les énormes dépenses judiciaires, et leva à cet effet parmi ses membres une souscription de 2,700 liv. sterling (67,500 fr.). Le Times ayant refusé de recevoir cet argent, une somme de 150 guinées fut consacrée à perpétuer le souvenir d’un tel désintéressement et d’une si noble conduite.