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« Si je pouvais vous rendre tous musiciens, vous y gagneriez comme peintres. Tout est harmonie dans la nature… Un peu trop, un peu moins dérange la gamme et fait une note fausse… Il faut arriver à chanter juste avec le pinceau aussi bien qu’avec la voix : la justesse des formes est comme la justesse des sons. »


Tandis qu’Ingres travaillait ainsi à convaincre les jeunes artistes par la vigueur de sa parole et la certitude de son enseignement, il poursuivait aussi l’exécution de l’œuvre qui, dans sa pensée, devait avoir sur l’opinion une action décisive. Le Martyre de saint Symphorien, commencé peu après l’achèvement de l’Apothéose d’Homère, était sur le point d’être terminé : on en parlait d’avance comme d’un tableau plus important qu’aucun des ouvrages précédens du maître et destiné à un succès plus éclatant encore. Ingres lui-même, arrivé au bout de sa tâche, comptait sur une pleine victoire, sur le triomphe absolu des doctrines qu’il avait entendu cette fois résumer et définir de manière, disait-il, « à trancher la question. » L’accueil fait au Saint Symphorien ne répondit que très incomplètement à cette attente. Mal compris par la critique et par la foule, qui ne surent guère y voir l’une et l’autre qu’un encombrement de lignes et de formes tourmentées, ce tableau, ce « maître-tableau, » comme Ingres l’appelait encore à trente ans d’intervalle avec un mélange de ressentiment et de légitime orgueil, n’excita, même chez les artistes, qu’une surprise voisine du désappointement ou tout au plus qu’une admiration inquiète. Sauf les élèves d’Ingres et un petit nombre de peintres au premier rang desquels Decamps n’hésitait pas à se montrer, personne n’osa se compromettre ouvertement ; personne ne fut bien sûr de ne pas se tromper en reconnaissant dans la robuste majesté de ce style tout autre chose que de l’emphase, dans la grandeur même des fautes çà et là commises la marque et la preuve d’un grand esprit, d’un talent capable, comme tous les talens supérieurs, d’erreurs excessives aussi bien que de mérites exceptionnels. Bref, il y eut là pour Ingres un véritable insuccès, dont il eut le tort d’ailleurs de s’émouvoir beaucoup trop, et surtout de se venger avec une persistance qui devait tourner non-seulement au détriment de sa popularité personnelle, mais au préjudice même de notre école et de ses progrès.

En jurant de ne plus reparaître au salon, — serment trop bien tenu, puisque, à l’exception de l’exposition universelle de 1855, aucune exposition ouverte par l’état ne s’enrichit plus de ses œuvres, — Ingres laissait le champ libre aux talens médiocres ou aux faux talens dont il lui aurait appartenu de faire justice. En outre