Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chefs-d’œuvre, sinon par des oraisons à ceux qui les avaient faits, par un mélange singulier d’attendrissement et de violence qui aurait dû en apparence user une organisation aussi impressionnable, et qui avait au contraire cette singulière vertu d’en alimenter et d’en renouveler les forces. Se rencontrait-il par hasard un interlocuteur assez téméraire pour avancer en pareil cas une proposition malsonnante ou seulement une opinion suspecte, pour hasarder un mot ressemblant de près ou de loin à un désaveu de la vraie foi, c’étaient de la part du maître des frémissemens de colère ou des transports d’indignation contre le coupable, à moins qu’une parole de suprême dédain ne vînt tout d’abord châtier celui-ci et lui interdire d’avance jusqu’à l’essai d’une justification. Tel fut le traitement infligé par Ingres, alors directeur de l’Académie de France à Rome, à l’un de nos compatriotes qui s’était avisé de lui faire part un peu trop naïvement de ses scrupules à l’endroit de Raphaël et de ses œuvres. Nouveau-venu à Rome, l’honnête homme, sur la foi de ce qu’il en avait entendu dire, s’était empressé d’aller visiter les Stanze et les Loges, qui n’avaient pas laissé de tromper son attente. Comme il n’était interrompu dans le récit de sa visite au Vatican ni par Ingres, ni par aucune des personnes réunies ce soir-là dans le salon de la villa Médicis, il s’enhardissait de ce silence pour confesser qu’il croyait les célèbres peintures un peu plus renommées que de raison, et qu’après tout elles l’avaient médiocrement touché. « Eh bien ! se contenta de demander Ingres, eh bien ! monsieur, qu’est-ce que ça lui fait ? » Il est certain que cela n’importait guère à la gloire du divin peintre d’Urbin ; on conçoit ce qu’il y avait de décourageant dans une question ainsi assenée et combien celui qui en recevait le choc devait être dégoûté de l’envie d’y chercher une réponse.

Très sévère en général, et souvent jusqu’à la rigueur, envers l’art du XIXe siècle, Ingres exagérait parfois aussi l’admiration due à certains talens ou l’estime que méritaient certains autres. Lui qui ne voulait entendre parler ni de Gros, ni de Géricault, encore moins de Delacroix, lui que d’injustes et récens succès exaspéraient à ce point qu’il écrivait sur son journal : « Je ne suis plus, je ne veux plus être de ce siècle apostat, » il regardait la Psyché de Gérard comme le plus beau tableau qu’eût produit notre école depuis David. Peut-être, il est vrai, faisait-il à part soi ses réserves en ce qui concernait ses propres travaux et ne s’excluait-il ainsi du concours que parce qu’il n’y aurait rencontré que des rivaux au-dessous de lui. Toujours est-il que, très sensible d’ailleurs aux louanges, il ne cherchait pas à les provoquer, et que, lorsqu’il lui arrivait de parler de lui-même, il se gardait aussi bien de l’ostentation que de la fausse modestie. Trop forte pour avoir besoin de la ruse, trop