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fort qu’auprès des autres. Quelquefois elle s’était permis de recommander au docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière, et le docteur, par courtoisie ou par bonté, n’avait épargné ni son temps ni ses jambes : voilà tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le curé de Hagelstadt allaient unir pour la vie.

L’indifférence ou plutôt l’inattention d’Henri Marchai avait encore une excuse honorable qu’il importe de signaler. W. Axtmann, quoiqu’elle eût un frère et deux sœurs, était citée parmi les riches héritières du département. Sa dot, double de celle de Mlle Kolb, représentait à peine le quart ou le cinquième de son héritage à venir. Or le docteur n’était pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne rêvait qu’un mariage assorti de tout point, et vous savez comment sa modestie avait été récompensée.

Mais voici l’injustice des hommes amplement réparée par un heureux coup du sort. La bonne Blumenbach a joué le rôle de la Providence ; M. Axtmann a cordialement accueilli une démarche « qui l’enchante autant qu’elle l’honore ; » la mère se pâme à la seule idée d’entendre appeler sa fille madame la professeuse, frau professorine ! Les jeunes gens, car enfin tout homme redevient jeune au moment de prendre femme, les jeunes gens se voient tous les jours, et leur amour grandit suivant une progression que les mathématiciens n’ont jamais calculée. Depuis que Claire et Henri se savent destinés l’un à l’autre, un million de tisserands ailés, infatigables, font la navette entre eux et les enlacent d’invisibles fils d’or. On les étonnerait beaucoup, si l’on venait leur conter aujourd’hui qu’ils ne se sont pas connus, aimés et recherchés dès la création du monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant eux que Claire aurait pu s’amouracher aussi violemment d’un autre homme et Henri d’une autre femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât un mauvais quart d’heure.

Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le docteur Marchal a rajeuni de dix ans. Quand il passe en courant dans la rue, vous diriez qu’il a des ailes ; il fend l’air, on croit voir un sillage lumineux derrière lui. Il entre dans les magasins, dans les plus beaux magasins de la ville, et il achète sans marchander tout ce qu’il y a de plus cher. Il paye et s’enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A l’hôpital, il est charmant pour les malades, pour les infirmiers, pour les sœurs ; il voit tout en beau ; c’est le médecin tant mieux, il donne des exeat à ceux qui les demandent ; il ordonne du vin, du poulet, des côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les théories les plus consolantes, il nie les maladies incurables, il ne voit pas pourquoi l’homme sage, heureux et marié ne vivrait pas un siècle et demi ! On l’écoute, on sourit, et pourtant