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poursuite de l’idéal qui lui échappe ainsi, et malheureusement cette disposition séraphique coïncide avec l’arrivée d’un jeune prédicateur dont la beauté ascétique, l’entraînante éloquence, forment le contraste le plus complet avec les dehors alourdis et l’épaississement intellectuel du buveur de bière à qui le ciel a uni pour jamais l’infortunée Catherine.

C’est alors que la jalousie de Griffith se réveille, et qu’après une foule d’incidens dont nous ferons grâce à nos lecteurs, elle le conduit à déserter la maison conjugale et à se réfugier sous un faux nom chez un aubergiste de village dont il finit par épouser la fille. Ce qui arrive à notre jaloux devenu bigame, son retour auprès de Catherine, l’étrange combinaison de ces deux ménages qu’il s’est faits et qui l’attirent tour à tour, le dénoûment enfin qui marie l’ancien rival de Griffith Gaunt à la fille de l’aubergiste, déjà mère d’un bel enfant, toutes ces incohérences, toutes ces aberrations sans prétexte et sans excuse, aussi étrangères à l’art qu’au bon sens, ne souffrent guère qu’on y insiste.

Nous ne sommes pas suspect d’injustes préventions à l’égard de M. Reade ; ici même, et plus d’une fois, nous avons essayé de mettre dans leur vrai jour, — avec les réserves voulues, — le talent incontestable dont il a donné mainte preuve. L’auteur de It’s never too late to mend, de The Cloister and the Hearth, de Hard Cash, ne méritait pas moins, et nos manifestations sympathiques lui étaient dues. En revanche, l’auteur de Griffith Gaunt demeure pour nous incompréhensible. Cette œuvre hybride ne nous a pas révélé sa raison d’être. Comme peinture de mœurs, on ne saurait rien concevoir de plus faux, et M. Reade, qui est un lettré, pouvait sans beaucoup de travail, d’après Congrève, d’après Smollett, d’après Hogarth, d’après Goldsmith, d’après Richardson, — voire en puisant à des sources moins banales, — donner le cachet de l’époque à cette œuvre de reproduction, si mal combinée qu’elle pût être d’ailleurs. Comme étude du cœur humain, comme analyse d’une passion donnée, on ne saurait imaginer quelque chose de plus nul, de plus complètement avorté. Sans aller plus avant, figurez-vous un jaloux, — assez jaloux pour vouloir tuer le prétendu séducteur de sa femme, — restant paisiblement à quelques lieues du domicile conjugal, non pour surveiller cette femme, mais pour en épouser une autre ! Othello laisse vivre Desdémona, et mène à l’autel, par manière de consolation, la noble héritière du cabaret voisin !

Au terme d’une si rapide exploration, il est naturel de se résumer, de se demander quelle impression générale elle laisse dans l’esprit, quelles notions s’en dégagent, quelles tendances y sont accusées. Même imparfaites sous d’autres rapports, les fictions contemporaines ont pour nous ce mérite, qu’on y trouve en quelque façon l’examen de conscience de la société qui les produit. En Angleterre, elles accusent, avec un haut degré de culture, un besoin très senti de réaction contre les idées surannées, la routine des préjugés. Ce besoin existe-t-il au même degré dans les masses qui lisent et