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moment des désastres du pays, il est encore tout entier aux questions de préséance et d’étiquette. L’empereur impatienta lui dit : « Comment pouvez-vous m’occuper de pareilles fadaises, quand la tête me bout du matin au soir ? Je vous mets l’une des clés de la France dans la poche, et vous venez me parler de titres ! On s’occupe de tout cela quand on n’a rien de mieux à faire. Tout le monde me dit que vous êtes homme d’esprit. Vous ne me le prouvez pas. » Sous la restauration, M. Beugnot est fier de se trouver mêlé à l’ancienne noblesse, et tous ses vœux sont exaucés quand il a le portefeuille de l’intérieur ou celui de la marine ; mais sa faveur n’est qu’éphémère. Par sa verve caustique, il excite des inimitiés, des rancunes, et il passe le reste de sa vie à regretter les positions élevées qu’il a perdues.

Ses mémoires sont le reflet fidèle de son esprit. On y trouve des qualités toutes françaises, de la gaîté, du mouvement, de la liberté d’allure, d’ingénieux aperçus, des anecdotes piquantes, des mots qui emportent la pièce ; mais on y chercherait en vain la suite, l’unité, les hautes pensées, les vues d’ensemble. On y rencontre les mêmes lacunes que dans le caractère de l’auteur. Ce sont plutôt des fragmens de mémoires que des mémoires proprement dits. Ils nous font penser à ces drames où le décor change constamment, sans que les scènes se lient les unes aux autres. Ces tons disparates, cette absence de plan, cette série de rapides métamorphoses, ont leur côté curieux à étudier. Ce n’est pas seulement le fond des idées, c’est la forme, c’est le style même qui se modifie à chaque instant. Sous l’ancienne monarchie, M. Beugnot a des expressions de talon rouge ; sous la révolution, il imite la sensibilité déclamatoire de Jean-Jacques Rousseau ; sous le règne de Napoléon, il a des phrases impérialistes dignes de M. de Fontanes, sous la restauration, il est le rédacteur officiel ou officieux des tirades les mieux réussies en l’honneur du trône et de l’autel. Le comte Beugnot suit le courant ; il ne le dirige jamais. Dans ce qu’il dit, dans ce qu’il pense, on trouve presque toujours quelque chose de superficiel, de léger. Le spectacle des malheurs publics aiguise son ironie plus qu’il n’excite sa tristesse. Alors même que le narrateur retrace les plus grandes catastrophes, on le voit s’égayer aux dépens des autres ou de lui-même. Il n’écrit ses mémoires ni pour soutenir des thèses, ni pour assouvir des rancunes, ni pour tenter l’apologie de sa personne ou de ses idées. On s’aperçoit qu’en prenant la plume il songe surtout à se distraire. Il ne fait point de portraits académiques, les esquisses, les silhouettes, lui suffisent ; il glisse, il n’appuie pas. On trouve dans sa galerie, à défaut de grandes toiles et de fresques, une extrême variété de tableaux de genre devant lesquels on s’arrête volontiers ; ses mémoires obtiennent le succès auquel pouvait prétendre la nature du talent de l’auteur : ils amusent.

Le premier chapitre est déjà une peinture complète du caractère de L’homme. M. Beugnot commence par annoncer que sa liaison avec Mme de Lamotte, si tristement célèbre dans l’affaire du collier, lui a causé les