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dévoré lui-même avant d’être achevé par le coup de massue de la critique.

La différence du génie de Chénier et de celui de Keats est marquée dans leur mort même. Chénier se fit un noble théâtre de là hideuse machine à couper les têtes. Quelle fin admirablement tragique ! Sa dernière parole retentira dans les siècles : « et pourtant il y avait quelque chose là. » Ce fils de l’Hellade mourait comme un héros de Sophocle, moissonné dans sa force et dans sa bonne santé intellectuelle par l’implacable fatalité. Keats, bien aimable poète aussi, mais dans une veine maladive, se fit d’une critique acerbe un breuvage mortel. Une fois le coup porté, il fut courageux, il fut homme. Il avait fait des études chirurgicales : un crachement de sang dont il fut pris l’avertit de sa fin prochaine. Faut-il attribuer cet accident à une cause physique ou morale ? Ce fut là un douloureux problème pour ses amis, c’en est un encore pour les admirateurs de ce jeune poète qui s’éteignit presque adolescent.

Nous n’avons pas ici à faire une étude directe sur Keats ; nous voulons simplement montrer la voie qu’il a ouverte à d’autres. Son paganisme séduisant lui ressemble, c’est une de ces fleurs étranges que l’on doit à la maladie de la plante qui les porte : elles ont des couleurs, un parfum exquis ; elles ravissent les délicats, mais elles naissent d’un accident de la nature. En Angleterre surtout, ce paganisme était exotique. Ce n’est pas à force d’art et d’étude que John Keats s’est fait païen dans ses vers : il est ainsi au début même. L’imitation n’est pas sa muse familière ; il n’avait pas les premières notions de la langue grecque. Ses études, très imparfaites, ne l’avaient guère conduit qu’au seuil de la poésie de Virgile ; il lisait Fénelon en anglais les jours de congé. S’il fut le Chénier de l’Angleterre, ce fut un Chénier pour ainsi dire spontané. Des origines anglaises, il en a quelques-unes sans doute, mais lointaines et indirectes. Beaumont et Fletcher, le Castor et le Pollux du théâtre anglais, paraissent lui avoir fait connaître cette poésie qui monte à la tête avec l’ivresse des images et des ornemens, et dont il contracta le goût. On aime aussi à saisir quelques rapports entre lui et le jeune Milton du Comus, le Milton du voyage d’Italie, classique et grec autant qu’il était innocent et pur. Ce ne sont là toutefois que des leçons indispensables ; le bon archevêque de Cambrai lui-même, qui a sans doute fait plus que Virgile pour paganiser ce jeune Anglais, a provoqué seulement son imagination avec les charmes chastement voilés de sa Vénus toujours riante, avec la majesté sereine de son Amphitrite, avec ses nymphes dont les cheveux flottent au gré du vent. La poésie de Keats est née de son âme ; sans culture, presque sans enseignement, elle fut hellénique et païenne par intuition,