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grec crée des types, Shakspeare individualise. C’est la différence de l’école hollandaise avec la plastique des anciens. De là, cette variété d’idiomes, cette intervention soudaine du burlesque, du trivial en plein cothurne, qui donne, par le contraste, à son style un ressort si vigoureux et fait de lui le plus grand comique en même temps que le plus grand tragique qui fut jamais. On l’a comparé à Rembrandt. Il est tout aussi bien Raphaël, Michel-Ange, Rubens, mais garde ceci de commun avec l’école hollandaise de savoir marier, en d’imperturbables conditions, à son idéal, le réel, le vulgaire même, pourvu qu’il soit humain.


II

Ici, j’arrête, il en est plus que temps, ces réflexions sur Shakespeare, et je me demande si, avant d’aborder un des plus grands sujets qu’il y ait au théâtre, M. Gounod a bien réfléchi aux conditions nouvelles qui s’imposent désormais au musicien assumant une pareille tâche. Ces conditions en effet ne sont plus telles qu’aux beaux jours des Steibelt, des Zingarelli, des Vaccaï et des Bellini. A cette bienheureuse époque, la mélodie suffisait aux nécessités d’une partition. Un compositeur s’inspirait de l’idée telle quelle de son poème, et partait de là pour écrire des cavatines, des duos, des chœurs et des morceaux d’ensemble. Nous rions aujourd’hui du système. Ce que nous avons inventé vaut-il beaucoup mieux ? Chi lo sà ? « Je peins les belles femmes, disait Titien, parce qu’elles sont belles, » et nous ne voyons pas que la peinture en soit plus mauvaise. — Je chante des cavatines, disaient les Cimarosa, les Rossini, les Bellini, parce que c’est ma vocation, ma langue à moi, et qu’autrement la mélodie m’étoufferait. — Nous avons changé tout cela, ou plutôt tout cela désormais est changé. Il ne s’agit point de recommencer l’éternel procès. Décadence ou progrès, bien où mal, question oiseuse et rebattue qu’il faut maintenant laisser aux imbéciles en quête d’un bon dada de manège pour leur petit carrousel hygiénique.

L’art musical va se compliquant de plus en plus, voilà le certain. De simple qu’il était, il devient complexe. Comme ces fleuves qui débordant entraînent dans leur cours mille débris, à mesure qu’il avance, nous le voyons se grossir d’une foule d’éléments étrangers qu’il charrie vers l’océan. Bienfait ou fléau, n’en remercions, n’en accusons personne que le temps, dont c’est l’œuvre et qui ne veut plus de mélodistes purs. La preuve, c’est qu’il a cessé complètement d’en produire, même en Italie, ou, — singulière coïncidence et qui ne pouvait échapper à la sagacité critique d’un Rossini, — avec le