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tourer. La liste de ses amans était très longue. On y rencontrait, à côté de quelques Grecs beaux parleurs, un Gracchus, un Scipion, un Appius Claudius, grands noms de la république devenus des héros de boudoir, et surtout ce Jules-Antoine, le seul fils du triumvir qu’on eût épargné, qui vivait au Palatin dans la maison du meurtrier de sa famille et de ses bienfaits, lisant en secret les ouvrages de Cicéron, composant pour se distraire des poèmes mythologiques, peut-être aussi songeant par momens à son père, qui avait failli devenir le maître du monde, et à ses frères, qu’Auguste avait lâchement assassinés. Comment la fille d’Auguste en vint-elle à aimer le fils d’Antoine ? Quel étrange hasard d’affection rapprocha deux cœurs que séparaient tant de cruels souvenirs ? On l’ignore, mais on sait qu’ils prirent plaisir à braver l’opinion, que, dans un temps où la vertu était officiellement prescrite, ils en vinrent à des excès incroyables d’impudence, que la nuit ils choisissaient le Forum et la tribune pour théâtre de leurs orgies, comme si leur dépravation fatiguée avait besoin de se ranimer et de prendre des forces dans l’excitation du danger.

« Auguste, dit Wieland, aimait sa fille unique autant qu’un homme comme lui pouvait aimer, c’est-à-dire il s’aimait en elle ». Une affection de ce genre ne suffisait pas pour le rendre indulgent. Sa colère éclata avec une violence terrible. Il mit le sénat et tout l’univers dans la confidence de ses malheurs. Il fit tuer ou bannir les complices de Julie et l’exila elle-même dans une île d’où personne ne pouvait approcher sans son ordre. C’est en vain que le peuple demanda plusieurs fois sa grâce, il fut inflexible, et à sa mort il lui donnait encore dans son testament une dernière malédiction. Cet excès de colère ne se comprendrait pas, si l’on croyait qu’elle n’était excitée que par l’intérêt de la vertu ; mais il avait d’autres raisons d’en vouloir à sa fille. Ce qu’il punissait en elle, c’était plutôt le démenti donné à sa politique que l’outrage fait à la morale. Quel chagrin pour lui, quel amer déplaisir de se sentir vaincu dans cette lutte qu’il avait entreprise contre les mœurs de son temps, de voir quelqu’un de sa famille dévoiler ainsi au grand jour toute l’impuissance de ses efforts, d’être forcé de reconnaître devant le monde entier que ses flatteurs et ses poètes s’étaient trop pressés de chanter son triomphe ! Ce cruel mécompte blessa jusqu’au cœur un prince accoutumé au succès. C’est ce qui le rendit implacable. Le père aurait peut-être pardonné, ce fut le souverain qui se vengea.

Julie avait d’autres complices que ceux qu’on avait punis ; Auguste le savait bien. C’étaient ces élégans qui fréquentaient les portiques et les théâtres, ces gens du monde pour qui, selon le mot de Tacite, la corruption était le bon ton et le dernier genre, comrumpere