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son besoin maladif d’obtenir l’effet à tout prix, et si, usant de ses facultés exceptionnelles, il se mettait sérieusement à faire de l’art !

M. Schreyer a eu le bon esprit de ne pas renouveler la tentative malheureuse où il s’était fourvoyé l’année dernière. Au lieu de ce grand et gros tableau dans lequel ses qualités habituelles s’étaient vainement dispersées, il expose aujourd’hui deux toiles qui indiquent un heureux retour vers ses premières habitudes. Il n’a pas encore cessé de mériter certains reproches qu’on lui a justement adressés, il fouaille toujours trop ses tons, il semble les salir intentionnellement par des touches trop martelées ; mais ses compositions sont bonnes, habilement conçues, traitées avec un talent très, ferme, et l’une d’elles offre même une émotion réelle qui ne doit rien à la sentimentalité outrée ni au faux lyrisme. Elle porte un titre un peu prétentieux : Abandonnée ! Une charrette fuyant le champ de bataille, d’où elle rapportait toute sorte de défroques sanglantes, est arrêtée dans un immense paysage, sinistre, plat, coupé de flaques d’eau ; le conducteur et un des chevaux ont été tués, ils sont couchés l’un près de l’autre, atteints sans doute par le même paquet de mitraille égaré ; l’autre cheval, encore attelé au chariot funèbre, ne peut plus ni avancer ni reculer ; il est là rivé à la mort, en face de ces deux cadavres, immobilisé, trempé par la pluie, fouetté par le vent, inquiet, plein d’angoisses, hennissant et levant la tête vers l’horizon vide, où nul être vivant n’apparaît. L’uniforme autrichien, les terrains délayés semblent indiquer que le Mincio n’est pas loin et que la nuit prochaine va s’abaisser sur la journée qui a vu la lutte de Solferino. C’est glacial. La coloration grisâtre, tachetée de blanc et de brun, est d’un effet triste qui s’harmonise bien avec le sujet, le fait valoir et en double l’expression. C’est là une bonne toile et un excellent commentaire de la guerre, mais on peut reprocher à l’artiste d’avoir donné une expression presque humaine au regard de son cheval. Le Haras en Valachie rappelle les Chevaux de poste que M. Schreyer à exposés en 1863 ; c’est le même effet de neige chassée par une bourrasque de vent du nord, le même tassement d’animaux se pressant les uns contre les autres, le même aspect lugubre et désolé. Les chevaux sont en plus grand nombre et de dimensions plus petites, c’est la seule différence, et le second tableau a trop l’air de n’être que la répétition du premier. Ces hasards de rapprochement ne sont pas rares dans l’œuvre des peintres, et les constater, ce n’est point infliger un blâme. Nous ne pouvons qu’approuver M. Schreyer d’être revenu au genre de peinture qui lui a valu ses premiers et légitimes succès ; c’est une grande science de ne pas outre-passer ses forces et de développer imperturbablement ses facultés spéciales sans vouloir acquérir celles qui souvent sont incompatibles avec le