Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/935

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

considérer comme des modèles la plupart des monumens que ce peuple nous a laissés, familiarisés dès l’enfance avec son histoire et ses grands hommes, ramenés en toute occasion à ses livres et à ses doctrines, il est inévitable que nous nous comparions avec lui. Cette comparaison, si on l’eût faite au XVIIIe siècle (et on l’a faite quelquefois), n’aurait pas manqué de tourner à la confusion des anciens : le siècle dernier, peu rigoureux en matière de science historique, peu exercé à changer de point de vue, habitué d’ailleurs à tout juger d’après des principes abstraits et absolus, se prenait volontiers pour la plus parfaite expression de la raison et de la politesse. Nous sommes plus modestes aujourd’hui, nous connaissons mieux la Grèce et nous sommes moins contens de nous. Comparé à nos auteurs tragiques, Sophocle ne nous paraît plus tout à fait aussi barbare qu’à Voltaire. L’organisme vivant et harmonieux de la cité grecque, fait tort à nos sociétés confuses, dirigées comme des masses inertes par un gouvernement mécanique. L’homme d’aujourd’hui, mutilé par l’éducation, cantonné dans sa sphère professionnelle, souvent étranger au beau quand il se mêle d’agir, plus souvent encore incapable d’action et ne gardant presque rien du citoyen quand il s’est voué à la science ou à l’art, incrédule ou superstitieux, forcément en révolte contre quelque chose et en conflit avec quelqu’un, nous produit un pauvre effet auprès de ces belles natures d’hommes, équilibrées et complètes, que nous trouvons dans la Grèce ancienne. Notre foi au progrès chancelle quand des rapprochemens de ce genre s’imposent à notre pensée. Des esprits moins touchés de ce qui manquait aux Grecs que de leur supériorité sur nous ont été conduits assez naturellement à nous humilier devant eux, et ils n’ont eu besoin que d’une légère pente au paradoxe pour ériger leur préférence en doctrine.

Ce paradoxe, comme beaucoup d’autres, est peut-être moins neuf qu’ils ne l’imaginent. L’Allemagne nous avait depuis longtemps devancés dans cette voie. Cette restauration de l’hellénisme y a des origines lointaines, que les gens d’outre-Rhin expliquent volontiers par une affinité de leur génie avec celui de la Grèce ; ils arrivent à se proclamer les frères des Grecs, tandis que nous ne sommes, nous, que les fils des Latins. Quoi qu’il en soit, ils peuvent présenter une lignée païenne déjà longue et où figurent des noms glorieux. Il en est un moins répandu en France que les autres et que je voudrais faire connaître. C’est celui d’un poète qui a été, il y a soixante ans, l’organe le plus audacieux et le représentant presque tragique des dispositions et des idées que je viens de signaler. En étudiant la vie et les œuvres de cet homme, on voit la différence qu’il y a entre une religion enthousiaste et les plaidoyers