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quens pour donner l’espérance de le sauver. Quand il était en proie à ses accès les plus violens, une lecture d’Homère faite à haute voix suffisait souvent à le calmer, comme si elle lui eût apporté l’écho d’un autre monde ; Il lisait Pindare durant des journées entières, et il traduisit quelques pièces de Sophocle, imprimées plus tard à Francfort et dédiées à la princesse de Hombourg. Il composait même des poésies qui existent, où des pensées sublimes se perdent tout à coup dans de profondes ténèbres, comme un fleuve magnifique qui s’engloutit sous terre. On se flatta qu’il pourrait remplir une place de bibliothécaire ; il en eut le titre, dont il se montra heureux jusqu’à la fin de sa vie. La vue de la nature paraissant lui faire du bien, on voulut le placer à la campagne chez un pasteur ; mais il manifesta une crainte si vive qu’on ne songeât à l’engager malgré lui dans la carrière ecclésiastique, qu’il fallut l’établir ailleurs. Peu à peu les lueurs devinrent plus rares, et en 1805, les ténèbres enveloppèrent pour jamais une des imaginations les plus gracieuses et les plus hautes qu’ait eues l’Allemagne.

Il vécut ainsi pendant quarante ans, semblable à une ombre inoffensive. Établi à Tubingue dans la maison d’un ébéniste, il faisait souvent de la musique, jouait du clavecin ou de la flûte, répétant sans se lasser pendant de longues heures quelque thème simple et mélancolique, sur lequel il se livrait à d’interminables variations. D’étranges échos des événemens passés ou des amitiés d’autrefois, surtout de cette passion pour la Grèce qui avait été pour ainsi dire tout son génie, semblaient résonner en lui de loin en loin. Un jour qu’il revenait de cueillir des prunes dans le jardin de l’ébéniste, il rencontra sur la route le professeur Conz, son ancien camarade, qui lui souhaita le bonjour en l’appelant « monsieur le licencié. » Comme ce titre avait fâché Hœlderlin, Conz, tirant un livre de sa poche, le lui montra ; c’était un Homère. « Vous voyez, lui dit-il, j’ai toujours avec moi notre vieil ami. » Hœlderlin prit le livre, y chercha vivement un passage qu’il se fit lire et qu’il parut écouter avec ravissement ; deux jours après, il eut un de ses plus violens accès. Une autre fois, ayant trouvé dans l’atelier de l’ébéniste le dessin d’un temple grec, il demanda au patron de lui en faire un en bois. « Je travaille pour gagner mon pain, dit l’ébéniste ; je n’ai, pas le bonheur de vivre à rien faire, en philosophe, comme M. Hœlderlin. » — « Ah ! Hœlderlin, dit celui-ci, est pourtant un pauvre homme. » Et, prenant un crayon, il traça sur une planche un quatrain qui disait :


Les lignes de la vie sont différentes, — comme les sentiers sur la terre et les contours des monts ; — ce que nous sommes ici-bas, un Dieu l’achève ailleurs, — Il y met l’harmonie et l’éternelle paix.