Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien mieux manifesté tout ce qu’il avait d’esprit et de talent. Le malheur l’a frappé au milieu de sa carrière et l’a plongé dans le découragement. Il avait renfermé sa vie dans les affections domestiques, qui ne lui inspiraient ni émulation ni énergie ; puis il a perdu le bonheur pour lequel il avait tout laissé. Dans cette pensée qui lui était habituelle, il écrivait, presque dans ses derniers jours : « J’avais espéré que j’augmenterais l’héritage d’honneur et de bonne réputation que je dois transmettre à mes enfans. » Non, sans doute, ce dépôt n’a pas diminué entre ses mains ; il a laissé sa famille plus honorée, plus importante et mieux établie qu’elle ne l’était avant lui ; s’il devait de la reconnaissance à ses pères, nous lui en devons une plus grande. C’est pour les léguer à mes enfans que j’écris ces souvenirs de famille. Si à mon tour je leur transmets cet héritage paternel après lui avoir donné quelque accroissement, ils sauront que je dois à la tendresse, aux leçons et aux exemples de mes parens les succès qui ont encouragé ma longue carrière. »

Montaigne seul a, pour son ami La Boétie, des expressions d’une tendresse si pénétrante, des émotions si intimes et si douces. Et ce qui me frappe dans cet état d’âme et ce langage, ce n’est pas seulement l’amour filial, le respect à la fois libre et modeste de M. de Barante pour son père ; c’est le profond sentiment qu’ils ont l’un et l’autre des liens et des droits de la famille, de la famille tout entière, dans le passé et dans l’avenir aussi bien que dans le présent. Ils sont l’un et l’autre très occupés de ce qu’ils doivent à leurs ancêtres et à leurs descendans ; ils honorent les uns et veulent, à leur tour, se faire honorer des autres ; ils vivent dans les tombeaux de ceux qu’ils n’ont pas connus et dans les berceaux de ceux qu’ils ne verront pas. Il n’y a point de sentiment plus désintéressé et plus noble, ni qui appartienne plus exclusivement à la nature humaine, ni qui atteste plus hautement sa dignité, ses titres supérieurs et ses grandes espérances.

Je sors de la famille. M. de Barante se présente à moi sous un autre aspect. Quel que fut pour lui le charme de la vie domestique, il ne s’y est pas renfermé ; il avait des instincts, des goûts, des facultés qui appelaient d’autres satisfactions. De très bonne heure il avait assisté à la vie publique et pris part à ses intérêts et à ses impressions : d’abord à ses impressions les plus tristes et à ses intérêts les plus douloureux ; à peine âgé de dix ans il avait vu l’existence de sa famille bouleversée, son père arrêté, emprisonné, menacé du tribunal révolutionnaire, « j’étais parfois, dit-il, admis dans la prison, plus souvent repoussé, et même assez durement. Pour donner prétexte à mes visites, j’apportais des légumes, et comme on me fouillait, je cachais dans un artichaut les billets