Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inconnu de ce fragment suppose que Babylone va être dépeuplée, que les bêtes fauves et les démons de la nuit feront leur demeure dans ses décombres. Le monde va tressaillir de joie à la nouvelle de sa chute. Ce sera une allégresse universelle.


« Eh quoi ! le tyran n’est plus ! — l’oppression a cessé ! Toute la terre goûte une tranquille paix, — elle éclate en chants de joie. — Les cyprès même et les cèdres du Liban — se réjouissent de sa chute, ils s’écrient : — Depuis que tu es tombé, — nul ne monte plus pour nous abattre. »


Puis, dans une prosopopée sublime, le chantre hébreu raconte comment les morts eux-mêmes, les habitans du Cheôl ou grand abîme souterrain se sont émus de cette chute gigantesque. Il représente le roi vaincu de Babylone arrivant dans le ténébreux empire :


« Tous ensemble prennent la parole pour te dire : — Et toi aussi, te voilà évanoui comme nous ! — Te voilà semblable à nous ! — Comment es-tu tombé des cieux, — astre brillant, fils de l’Aurore[1] ?… »

« Ceux qui te voient, t’examinent, — te considèrent attentivement : — Est-ce là l’homme qui ébranlait la terre — et faisait trembler les royaumes ? »


Quand on se replace au sein d’une pareille situation, il est facile de comprendre que les plus pieux parmi les exilés aient cherché à recueillir autant que possible les monumens écrits de la prédication des vieux nâbis en y joignant les discours des prophètes contemporains pour les faire circuler au sein des sociétés juives éparses sur la terre d’exil. C’était une espèce de littérature d’opposition et même de conspiration qui entretenait ou ranimait le feu sacré chez les fils des opprimés. La collection des discours prophétiques aujourd’hui réunis sans beaucoup d’ordre sous le nom d’Ésaïe doit sans doute son origine à quelque travail de compilation de ce genre. Il se pourrait même que le nom d’Ésaïe, avec sa signification symbolique, ait été aussi le nom du prophète inconnu à qui l’on doit les vingt-six derniers chapitres du livre actuel. Le livre des prophéties de Zacharie nous fournit la preuve de fait que certains noms identiques, portés par des nâbis d’époques diverses, ont amené la réunion sous un même titre de discours provenant de différens auteurs. Le nom d’Ésaïe n’a pas été porté uniquement par

  1. Les versions latines traduisent ce nom par Lucifer. De bonne heure on rapprocha ce vers du passage des Évangiles où Jésus, décrivant figurément l’intuition qu’il avait eue de la victoire complète et certaine de sa cause, dit à ses disciples : « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair, » (Luc, X, 18), et c’est de ce rapprochement arbitraire que vient l’habitude de donner le nom de Lucifer à l’ange des ténèbres.