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Les faits accomplis ont beau vouloir s’imposer ; sans rien faire contre eux, on ne peut se résoudre à les subir, et si ces faits ont tant de peine à se faire accepter, s’ils rencontrent une invincible résistance morale, si en un mot la France flotte dans cette contradiction perpétuelle de sa pensée secrète et de son action, il faut bien qu’il y ait une cause. Il y a sans doute cet inviolable sentiment de justice que révoltent les brutalités de la conquête et de l’oppression ; mais il y a de plus le sentiment d’un intérêt profond, traditionnel, permanent, engagé dans cette destruction d’une indépendance nationale qu’on n’a pas su ou qu’on n’a pas cru pouvoir empêcher, et dont le poids retombe incessamment sur nous. Ceux qui répètent sans cesse qu’il est pourtant absurde de s’enchaîner à une cause pour laquelle on ne peut rien sans se heurter contre trois puissances intéressées à maintenir leur œuvre commune ceux qui pensent ainsi et qui le disent semblent ne pas se douter que par cela même ils donnent la raison la plus vraie de cette éternelle protestation de l’instinct français ; ils ne voient pas que ce malaise dont ils se plaignent et dans lequel se débat effectivement la France depuis un demi-siècle tient justement à cette solidarité, à cette coalition qu’elle trouve devant elle toutes les fois qu’elle veut faire un mouvement, et que cette coalition n’existe que parce que la Pologne n’existe pas. Là est le nœud de cette situation européenne contre laquelle nous nous débattons. La sainte-alliance elle-même n’a été qu’un spectre de contre-révolution qui s’est évanoui ; elle n’eût été rien, si elle n’avait eu derrière elle ce faisceau de trois puissances joignant leurs mains sur les dépouilles d’un peuple. La France l’a senti d’autres fois, elle le sent encore, et s’il y a des momens où ces questions se voilent sous tant d’autres questions, il n’y en a pas où elles disparaissent de la politique, où elles puissent surtout être emportées dans le tourbillon d’une émotion passagère.


CH. DE MAZADE.