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lisé toutes les prévisions, ces débuts sont dignes d’intérêt. Une grande jeunesse, beaucoup d’âme et d’intelligence, voilà pour les avantages. Naturellement ces qualités ont leurs défauts, ce tempérament dramatique obéit à son émotion et ne la règle pas. Cette voix chaude, brillante, n’est point toujours juste, la flexibilité manque, il y a de la verdeur, de l’âpreté, elle casse et ne plie pas : la bouche, par excès de zèle, s’ouvre trop ; mais à travers cette inexpérience, ce désarroi, on sent le diable au corps de la véritable artiste. Le style viendra plus tard ; en attendant, l’aplomb y supplée, cet aplomb imperturbable que M. Duprez s’entend comme personne à communiquer à ses élèves. Je n’ai pas à me prononcer sur le mérite et les dangers de l’enseignement de ce maître, toutes les voix qu’il a brisées ne sont point là pour protester ; ce qu’il y a de certain, c’est que celles qui résistent conservent un aplomb qui ne se dément plus : exemple, Mlle Battu, Mme Vandenheuvel, Mme Miolan-Carvalho. Cette qualité caractéristique de l’école de Duprez s’affirme déjà d’une façon très remarquable chez sa jeune élève. En outre Mlle Devriès dit bien le récitatif. Elle a fort réussi dans la cavatine du premier acte, celle de la fin du second lui convient moins. La comparaison est aussi par trop écrasante pour une jeune fille. Cette cabalette de bravoure, avec ses reprises surchargées de variations, de broderies, a servi de cheval de bataille à toutes les Bradamantes de l’art vocal : la Malibran, la Sontag, la Persiani, l’Alboni, l’ont eue pour compagne de leurs exploits. Allez donc à dix-huit ans, toute neuve au théâtre, enfourcher cette monture pour courir la bague avec de telles écuyères. Dans le grand sextuor du second acte, Mlle Devriès est mieux à l’aise, sa voix s’y donne libre essor et prend avec franchise sa part d’expression en cet admirable morceau, dont le pathétique couvre tout. Parler de certaines défaillances instrumentales sous l’émotion d’un si beau chant, est-ce justice ? Et cependant telle est l’habitude, tel est le goût que nous avons aujourd’hui des choses de l’orchestre, que, même en présence d’une pareille inspiration, notre sens critique ne désarme pas. « Écoutez cette harmonie, quelle pauvreté ! » s’écriait un homme d’esprit assis près de nous. Je conviens que cet orchestre prête à dire, mais, au lieu d’en compter les faiblesses, chose vraiment par trop facile, vous le supprimeriez tout à fait, qu’il resterait encore de la musique, un chant large, ému, abondant. Or je voudrais maintenant qu’on fît subir l’épreuve à telle partition fort à la mode, et je me demande, l’orchestre ôté, ce qu’il en resterait.

Je ne prétends pas que Bellini doive passer pour un grand modèle ; mais dans son genre c’est un maître, et le genre a du bon. Là du moins, tout le monde est d’accord sur un point : plaire au public, le charmer, l’entraîner. Le poète sait ce qu’il, faut au musicien, le musicien ce qu’il faut à ses chanteurs. Rien de trop compliqué, l’art des simples et souvent aussi, des délicats. L’action repose invariablement sur trois ou quatre personnages voués à des situations presque toujours les mêmes, mais