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PROSPER RANDOCE.


cachez votre jeu. À vous entendre, Nyons était un Eldorado, et la route d’Orange la huitième merveille du monde. J’ai toujours soupçonné que vous vous moquiez de nous.

— Dieu m’en garde ! lui répondit-il. Je suis toujours de bonne foi ; mais j’ai l’humeur changeante. Je me suis réveillé l’autre matin avec l’ardent désir de respirer l’air des boulevards. J’ai soif de fêtes, de spectacles, de plaisirs. Ma sagesse s’en est allée à vau-l’eau. J’ai fait mes malles, et je pars.

À ces mots de fêtes, de plaisirs, les yeux de M' ne Bréhanne pétillèrent. On eût dit un cheval de trompette qui respire l’odeur de la poudre. — Fourrez-moi donc dans une de vos malles, reprit-elle. Je ne vous gênerais pas, je tiens si peu de place. Je serai bien sage, je vous assure, bien discrète.

— Je vous enlèverais de grand cœur, madame, lui dit-il, si je ne craignais de me faire de mauvaises affaires avec ma cousine.

— Hélas ! s’écria-t-elle, vous me rappelez que je suis en tutelle.

Et là-dessus elle se plaignit amèrement du révoltant égoïsme de sa fille, qui la condamnait à vivre en recluse, qui lui imposait sans scrupule le sacrifice de tous ses penchans, de tous ses goûts. — Plaignez-moi, disait-elle, je suis la plus malheureuse des femmes. Ma fille est riche, je ne le suis pas ; elle abuse de l’avantage que lui donne sa fortune ; elle tient les cordons de la bourse et m’oblige à passer par toutes ses volontés… M. Bréhanne a été d’une dureté sans exemple avec moi, il ne m’a rien laissé ; c’était mal récompenser vingt années de la plus constante fidélité. À sa mort, je me suis trouvée réduite à ma dot. Trois mille francs de rente, ce n’est pas la liberté pour une femme. Notez que M. Bréhanne avait aliéné l’un de mes immeubles sans en faire le remploi. Il avait abusé de l’inexpérience d’une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires. J’aurais pu plaider ; j’ai reculé devant un éclat qui n’épouvantait point Lucile. Elle a le génie d’un procureur, elle se connaît à la chicane, elle possède sur le bout du doigt la procédure civile. Je n’étais pas de force à lutter ; ma pauvre petite cervelle se fût brisée en morceaux contre cette forte tête. Pour m’amadouer, elle m’offrit de me loger chez elle, de se charger de mon entretien. Je cédai, je suis bonne jusqu’à en être bête ; ayez des sentimens de délicatesse, vous serez toujours dupe… Ma fille n’est pas difficile en fait de bonheur : bricoler, tracasser dans sa maison, aller et venir, donner des ordres, faire de la tapisserie, tailler ses rosiers, arroser ses plates-bandes, s’assurer qu’une petite fleur bleue s’ouvrira demain et une petite fleur jaune après demain, — en voilà bien assez pour remplir sa vie… Ah ! j’oubliais ses armoires. Une armoire à ranger,