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assimiler le spinozisme à ce qu’ils appellent « le naturalisme contemporain. » Dans les deux camps, on réduit la doctrine de Spinoza à une sorte de matérialisme athée[1]. Ainsi l’entendait Voltaire dans ces vers charmans et célèbres :

Alors un petit Juif, au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes son maître,
Marchant à pas comptés, s’approcha du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas,
Mais je crois, entre nous, que vous n’existez pas. »

Tout le XVIIIe siècle pensait ainsi, d’accord en cela avec la théologie catholique du XVIIe et cette opinion régnait partout lorsque l’Allemagne, par la noble voix de Schleiermacher, de Lessing, de Schilling et de mille autres, présenta le spinozisme sous un aspect plus élevé et plus généreux ; à nos yeux, c’est l’Allemagne qui avait raison, et, quoique le mouvement monotone et circulaire des idées ramène aujourd’hui comme nouvelle une interprétation surannée, nous persistons à soutenir, avec le savant traducteur français de Spinoza, que le panthéisme en général, celui de Spinoza en particulier est profondément distinct de l’athéisme, et que, au risque d’une inconséquence qui est sa plaie intérieure, il ne se rattache pas moins à la tradition platonicienne qu’à celle d’Epicure.

Suivant M. Van Vloten, Spinoza, en conservant le nom de Dieu tandis qu’il niait la réalité divine, a donné le change aux lecteurs superficiels sur le vrai sens de sa philosophie. C’est là faire bien peu d’honneur au philosophe dont on épouse la gloire, car c’est l’accuser d’avoir manqué soit de sincérité, soit de discernement : de sincérité, s’il a sciemment appelé Dieu ce qui n’était pour lui que la nature, de discernement, s’il n’a pas su voir que son Dieu n’était que la nature elle-même. La première hypothèse est inadmissible, car aucun philosophe n’a été plus intrépidement sincère que Spinoza. Quant à la seconde, elle est bien difficile également à accorder. Eh quoi ! ce grand et profond penseur, pénétrant entre tous, aurait été un athée sans le savoir ! Il n’aurait pas eu la clairvoyance de reconnaître dans ses propres idées la tradition du naturalisme antique, stratonicien ou épicurien ! On comprend Malebranche s’abusant lui-même sur les affinités de sa philosophie avec celle de Spinoza. Sa foi chrétienne et les effusions de son âme

  1. Nous devons rappeler ici que M. Van Vloten, indépendamment de l’édition que nous avons analysée, a publié en hollandais un livre entier sur la vie et la doctrine de Spinoza, mentionné en tête de cet article. Nous regrettons que notre ignorance de la langue hollandaise ne nous ait pas permis de le lire, et nous y renvoyons ceux qui voudront avoir une connaissance approfondie du sujet.