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que le monde ainsi fait, si ce n’est une grande proie livrée à une fatalité oppressive qui en dispose souverainement ? Qu’est-ce donc que le génie ainsi compris, si ce n’est une végétation improvisée par le hasard « des concordances et des contrariétés intérieures ? » Et M. Taine croit tout expliquer ! Il n’explique rien, parce que ses théories se fondent sur cette fausse analogie entre le monde moral et le monde physique, parce que, si la nature extérieure a ses lois qui règlent ses mouvemens, ses évolutions et ses transformations, la nature morale a des lois différentes comme elle a sa destination, parce que, si loin que l’auteur pousse l’étude, la décomposition du milieu et des circonstances, il ne peut arriver à saisir cette chose impalpable qui s’appelle le génie, parce qu’enfin, en enfermant tout dans un cercle de nécessités et de forces, il supprime le premier élément du drame humain, l’élément actif et personnel, la liberté, cette grande motrice de la vie et aussi cette grande perturbatrice de toutes les combinaisons de mécanique morale.

C’est la conséquence dernière du système de M. Taine : il supprime dans l’ordre moral la liberté. Je pourrais ajouter que par cela même, dans l’ordre littéraire, il supprime entre autres choses la critique, j’entends la vraie critique, qui ne peut être une simple constatation de forces, une dissection indifférente. Et dans le fait M. Taine en prend facilement son parti. Qu’est-ce que la critique, pour lui ? Il le dit dans ses Essais, il le dit dans son cours. — Le critique sait maintenant qu’il doit faire abstraction de son jugement et de son goût. Quand nous étudions un homme, nous ne voyons en lui qu’un objet de peinture ou de science ; nous ne le jugeons pas, nous contentons notre curiosité, rien de plus. « Que Pierre ou Paul soit un coquin, peu nous importe, c’était l’affaire des contemporains… Dans la perspective historique, je ne vois plus en lui qu’une machine spirituelle munie de ressorts donnés, lancée par une impulsion première, heurtée par diverses circonstances ; je calcule le jeu de ses moteurs, je ressens avec elle les coups des obstacles, je vois d’avance la courbe que son mouvement va décrire… » C’est là justement ce que j’appelais l’éclipse de la vraie critique, se perdant au sein du plus vaste développement de l’esprit critique appliqué à tout, aboutissant à une froide et impassible analyse de tous les élémens humains : de telle sorte, en fin de compte, que ce qui reste vrai du système de M. Taine, c’est ce que tout le monde sait ; ce qu’il y ajoute, c’est un naturalisme géométrique qui au lieu d’éclaircir et de simplifier le problème de la civilisation intellectuelle ne fait que le compliquer, l’altérer et l’obscurcir.

Et ce que je dis de cette partie du système de M. Taine, je le dirai aussi de cette autre théorie qu’il a résumée dans un mot, la