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mouvement dans le corps diplomatique français. La connaissance personnelle qu’il avait et l’épreuve déjà faite à Turin de la sagacité impartiale et de la dignité tranquille de M. de Barante lui firent penser que nul ne convenait mieux à l’ambassade de Saint-Pétersbourg. C’était là en effet, pour le gouvernement de 1830, bien plus encore que Turin, une mission de bonne attitude et d’observation attentive, non d’action directe et positive ; le sentiment manifesté et la position prise par l’empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe écartaient toute idée de relations intimes et de concert plus ou moins efficace ; il n’y avait alors, entre la France et la Russie, point d’intérêt national en jeu, point de grave question pendante. Depuis ses revers de 1831, la Pologne sommeillait ; la formation concertée du royaume de Grèce avait mis un temps d’arrêt dans les affaires d’Orient ; la cour de Russie n’était nullement engagée, comme celle de Sardaigne, dans les troubles des états ses voisins. L’ambassade de Saint-Pétersbourg était un poste considérable, mais point chargé d’embarras et de problèmes. Il y fallait voir de haut et regarder au loin ; mais il n’y avait rien à faire dans le présent, rien d’urgent à préparer pour l’avenir. M. de Barante y fut envoyé.

Pendant six ans, de 1835 à 1841, sauf quelques rares intervalles de congé, il résida effectivement à Saint-Pétersbourg, et il y tint constamment la même attitude, le même langage ; il y jouit constamment de la même considération qu’il y avait promptement obtenue. L’empereur Nicolas avait peu de goût pour les étrangers, pour les gens d’esprit et pour les esprits indépendans ; mais quand ils ne lui demandaient rien, ne l’inquiétaient point et gardaient envers lui une réserve respectueuse, il prenait quelque plaisir à les avoir auprès de lui comme un ornement européen pour sa cour, un peu nouvelle en Europe. Les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein et l’Histoire des ducs de Bourgogne avaient fait à M. de Barante un renom littéraire partout répandu ; sa conduite comme ambassadeur à Turin avait montré en lui un diplomate tranquille et loyal ; sa conversation plaisait et son caractère inspirait confiance. Son séjour à Saint-Pétersbourg justifia pleinement notre pensée en l’y envoyant, et l’idée qu’on s’en était formée en Russie en l’y voyant arriver ; jamais peut-être une si grande ambassade n’a été si froide dans les relations, si vide d’événemens, et pourtant si convenablement occupée, grâce au tact, à la mesure, à l’esprit pénétrant et calme, à la dignité à la fois attentive et douce de l’ambassadeur. Deux ou trois fragmens de sa correspondance, pris au début et à la fin de son séjour en Russie, suffiront à faire bien connaître le caractère et le mérite de son attitude dans la situation délicate et stérile où il était placé.