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sort ; il avait l’air hagard d’un somnambule ; la table, les bougies, les murs, il voyait toute la chambre tourner autour de lui. Dans ce grand désarroi de son esprit, il ne lui vint qu’une idée, celle-là même qu’avait exprimée César mourant par ce mot fameux : Et toi aussi, Brutus ! — Il se tourna vers Didier et lui dit : — Je vous croyais un gentilhomme et mon ami. J’avais bien placé ma confiance !

Quelqu’un venait d’entrer et avait entendu ces mots. C’était le médecin de Rémuzat, qui, après avoir achevé sa tournée, accourait, selon sa promesse, pour vider quelques flacons et faire un bout de causerie avec sa nouvelle connaissance. Il ne s’attendait pas à l’étrange scène qui frappa ses yeux. M me Lermine était au bout de ses forces et de son romantisme ; son imagination se dégrisa tout à coup : la crise prévue par Prosper se produisit, mais plus tard qu’il ne l’avait espéré : la nature triomphant de son exaltation, la pauvre femme se sentit défaillir, son visage se décomposa ; elle saisit fortement le bras de son mari, comme un naufragé se cramponne à sa planche de salut, et poussant un cri de désespoir : — Henri, dit-elle, je me suis empoisonnée, sauve-moi, et j’en passerai par tout ce qu’il te plaira.

M. Lermine tourna ses yeux égarés vers le médecin, qui s’approchait de lui, et, le reconnaissant, il lui cria : — Docteur, sauvez ma femme ! Le docteur était taillé en Hercule ; il enleva M me Lermine dans ses bras et l’emporta hors de la chambre en courant, suivi du mari, qui, trébuchant, s’embarrassant dans les chaises et les tables, avait peine à trouver son chemin. Didier resta seul. Prosper avait disparu comme par magie.

Didier se mit à sa recherche, il fit le tour de la maison, de la place, sans le trouver ; il s’en consola facilement, il n’avait plus rien à lui dire, la mesure était comble, il se promettait d’oublier que Randoce était son frère. Il rentra dans l’hôtellerie, où régnait le plus grand émoi ; tout le monde était en l’air, on allait et venait, on ouvrait des portes, on les refermait ; partout des bruits de pas, de voix, des chuchotemens mystérieux, que dominaient par intervalles des plaintes aiguës. Didier s’approcha d’une servante qui faisait chauffer des linges, et lui demanda des nouvelles. Elle lui répondit brusquement que la pauvre dame était mourante. À son air, on eût juré qu’elle lui mettait cette mort sur la conscience. Didier se retira dans la salle à manger, s’y promena en long et en large comme une âme en peine. Il était loin de se considérer comme un empoisonneur ; mais il ne pouvait nier qu’il n’eût sa part de responsabilité dans cette tragique aventure. M. Lermine avait eu foi dans sa garantie ; le pavillon avait couvert la marchandise. Les