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I. — LA GUERRE.

Les plus anciens chants populaires de la Grèce moderne datent du temps où les Turcs menaçaient le cœur même de l’empiré byzantin, et se ressentent de l’enfantillage béat dans lequel était tombé le vieil empire. Les Turcs, avant d’attaquer Constantinople, avaient commencé par s’assurer des provinces qui en faisaient la force. Andrinople succomba en 1361, et Thessalonique (Saloniki) en 1386 ; mais les malheurs de la Thrace et de la Macédoine ne semblent éveiller dans les âmes engourdies par un monachisme quiétiste aucun sentiment véritablement patriotique. Dans le chant sur les malheurs de la cité d’Adrien, le plus ancien qui existe en grec moderne, le poète raconte comment « les rossignols de Valachie et les oiseaux de l’Occident » pleurent, non pas sur la patrie ; foulée aux pieds, mais sur les trois fêtes retranchées, sur « le feu sacré de Noël, les saintes palmes des Rameaux et l’éclat du dimanche où le Christ est ressuscité. » Le chant sur la prise de Thessalonique révèle un ordre d’idées complètement analogue. L’auteur regrette « les trois cents crécelles et les soixante-deux cloches de Sainte-Sophie, » ces cloches dont chacune « avait son prêtre. » Le désastre de Constantinople (1453) oblige sans doute la poésie populaire à s’apercevoir qu’il « n’y a plus de Romanie[1] ; » mais elle paraît moins attristée des douleurs du pays que des malheurs, « des trois cents nonnes et des soixante caloyers[2]. »

Les miracles, comme cela arrive aux époques monastiques, se mêlaient aux lamentations. Une « voix de Dieu » se fait entendre aux prêtres de Sainte-Sophie, à Constantinople ; une colombe descend des cieux et leur ordonne de préserver le saint-sacrement des profanations des infidèles. Les poissons grillés dans la casserole d’une vieille religieuse « sautent et ressuscitent, » et on va encore les voir le vendredi après Pâques dans l’église de Baloukli, à Stamboul. Les images de la Panaghia versent des pleurs, et on les entend gémir dans les temples. Les chrétiens ne pouvaient se persuader que Dieu laisserait longtemps ses saints dans une pareille affliction, et ils disaient naïvement à la Panaghia désolée : « Cessez de pleurer et de gémir, avec le temps et les années tout vous reviendra ! »

Si l’on compare les pesmas[3], avec les chants grecs de cette époque, on sera au premier coup d’œil frappé d’une grande

  1. Un des noms de Constantinople était ή νέα Ῥώμη, de là le nom de Ῥώμαῖος ; donné au Grec.
  2. καλόγερος, moine, littéralement bon vieillard.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1865.