Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant à l’Orient, il n’y a pas pensé un jour : outre qu’on songe ici beaucoup moins aux conquêtes que l’Europe ne le suppose, on se sent en étroite surveillance. Ainsi envoyer des troupes et des vaisseaux à Constantinople était chose plutôt crainte que désirée, et l’on s’applaudit beaucoup et sincèrement de n’avoir pas été obligé à cet embarras et à cette dépense. Lorsque tout a commencé à s’aigrir, lorsque nous avons fait de grands préparatifs, je crois que les pensées de guerre européenne sont plus ou moins revenues, et qu’on a envoyé à Vienne et à Berlin pour demander compte de la quiétude où restaient l’Autriche et la Prusse. Il a été répondu d’une manière très calmante. Depuis ce moment, l’empereur a prodigué le langage le plus pacifique et déploré les malheurs que pourrait amener la guerre. Évidemment il ne veut pas que, si tout s’arrange, on puisse lui imputer d’avoir été plus brouillon et plus belliqueux que les autres ; mais cette disposition ne signifie point qu’on recule sur la route où l’on est entré. On ira sans objection jusqu’où voudra l’Angleterre ; si elle veut un accommodement avec nous, il sera accepté volontiers, sauf un peu d’humeur, si notre honneur national obtient des ménagemens. On ne se fera pas promoteur de cet arrangement, comme feront peut-être l’Autriche et la Prusse ; mais on ne se mettra pas en contradiction manifeste. Vous conclurez de là, mon cher ami, que je n’ai rien à tenter ici ; je regarde et j’écoute, et voilà tout. En Russie, trois choses distinctes influent sur la direction politique : les opinions et les impressions momentanées de l’empereur, qui se manifestent en paroles indirectes, dites sans conséquence, et n’appartiennent pas à son rôle officiel. Il en résulte pourtant une sorte de direction générale ; mais elle est modifiée, arrêtée, rectifiée par la conduite prudente et mesurée de M. de Nesselrode ; pour lui, il est identique avec les cabinets de Vienne et de Berlin, sauf assez d’indifférence sur certains points qui ne le touchant guère, comme par exemple l’Espagne et la Belgique. Enfin il y a l’opinion russe, qui n’a aucun moyen de se prononcer, aucune influence directe ; mais c’est pourtant le milieu où vit le gouvernement, l’air qu’il respire. Cette opinion ne se soucie en nulle façon des affaires d’Europe, aimerait que l’empereur ne s’en occupât point, a une bienveillance assez marquée pour la France, et n’est irritable à l’occident que pour la Pologne, à l’orient que pour les Dardanelles….. Vous aurez besoin de courage et de fermeté, et je suis sûr que vous n’en manquerez pas ; si vous terminez d’une façon prompte et suffisamment honorable la question qui trouble la France et inquiète l’Europe, vous aurez, je pense, un grand et bel appui dans la véritable opinion publique. »

Cette lettre me confirmait pleinement dans les idées que je