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l’action que ces grands faits ont exercée sur les contrées occidentales. L’absolutisme asiatique des sultans, s’étant substitué sans aucune peine au despotisme byzantin, continua de maintenir victorieusement l’égalité dans l’ignorance et dans la servitude ; mais si même après la nouvelle renaissance et l’immense réforme européenne qui a pour point de départ le mouvement français de 89, l’Occident cherche encore si péniblement sa voie, s’il est livré aux plus incompréhensibles tergiversations et obligé de défendre chaque jour contre des revenans du moyen âge des institutions déjà anciennes, il faut être indulgent envers la Grèce, et ne pas trop s’étonner des difficultés que cette nation, à peine sortie, pauvre et couverte de sang, des mains des vizirs, trouve dans l’accomplissement de sa tâche laborieuse.

Est-ce dans l’esclavage qu’elle aurait appris l’art si difficile de se gouverner elle-même, d’user avec une sagesse souveraine de cette liberté qu’elle a si héroïquement conquise, et dont elle sentait si bien la grandeur sans en avoir encore acquis l’expérience ? La France a-t-elle toujours su se servir de ces belles institutions dont elle a doté la Grèce et l’Italie, et qu’elle leur envie aujourd’hui ? Quelques coups de fusil de loin en loin dans les rues d’Athènes ou sur les montagnes voisines font plus de bruit en Europe que les améliorations profondes et incessantes qui ont en peu d’années renouvelé la face de ce pays. Le despotisme y avait tout stérilisé et tout détruit ; la liberté y féconde et y relève tout, l’agriculture, le commerce, les mœurs, les sciences. Et quand ces changemens dont on parle si peu ne seraient pas encore accomplis, il suffirait de parcourir les vastes recueils que nous venons d’analyser pour croire à l’avenir d’une nation qui, dans sa longue et abrutissante servitude, n’a cessé de produire des chants tour à tour si mâles et si délicats.

Certes le nom du peuple qui, à la fin du dernier siècle, a proclamé à la face des rois les droits de l’homme et tenté de substituer le règne de la fraternité universelle aux fureurs homicides des vieux âges, sera toujours cher aux amis de la raison et du progrès ; mais, pourrions-nous oublier les services que la Grèce a rendus au monde dans le temps où par ses luttes héroïques contre l’Asie, par ses arts et sa philosophie, surtout par le sentiment alors extraordinaire qu’elle avait de la dignité de l’individu, elle créait l’esprit européen, et posait les premières pierres d’un édifice que nos mains débiles n’ont pas encore achevé ?


DORA D’ISTRIA.