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voulu établir entre le fils de Polonius et l’amant d’Ophélia. Rien ne l’arrête, il ne doute de rien. À quoi bon réfléchir ou rêver ? Il veut et il agit. À peine a-t-il appris que son père est mort, il part, ivre de vengeance ; il arrive, se présente au peuple, l’ameute, pénètre au palais l’épée au poing. Polonius sera vengé ou Laërte régnera... Et pourtant, pensait-il encore, quel Hamlet consentirait à devenir un Laërte ? Et il concluait qu’il y a deux espèces d’hommes, ceux qui pensent et ceux qui veulent, que la médiocrité des sentimens est favorable à l’énergie du caractère, que les âmes supérieures ne sont pas ici-bas dans leur élément, que les petits hommes sont bien plus sûrs de leur fait et que la vie a été inventée pour eux.

Ces réflexions, comme on le voit, n’étaient pas trop mortifiantes pour son amour-propre, et il s’y complaisait quand une horloge qui sonna minuit le tira de sa rêverie. Il prit congé de ses fantômes et regagna son gîte. Sa porte se trouvant close, il appela le guet pour qu’il vînt lui ouvrir, et en entrant chez lui il aperçut sur sa table un pli dont la physionomie lui parut sinistre. Son pressentiment ne le trompait pas : le notaire de Nyons, vieil ami de sa famille, lui mandait par le télégraphe que M. de Peyrols était tombé gravement malade, que son état empirait à vue d’œil, qu’il eût à partir sans délai. Que savait-on? peut-être arriverait-il trop tard.

II.

Didier arriva trop tard ; il n’eut que la triste satisfaction de pouvoir rendre au défunt les derniers devoirs. M. de Peyrols avait toujours tenu une grande place dans la vie de son fils. Notre Hamlet au petit pied, dont la mère, femme nulle, cœur indolent, imagination froide, était morte fort jeune, avait été élevé par son père. Ce n’est pas à dire que M. de Peyrols se fût consacré tout entier à son éducation, ni même qu’il s’en fût occupé avec beaucoup de sérieux et de suite. Il était trop affairé pour cela. Actif, remuant, très entendu en beaucoup de choses, la tête toujours grouillante de projets, il s’était intéressé dans plusieurs entreprises industrielles qu’il avait fait prospérer par ses conseils et l’assistance de sa forte volonté. Sans cesse en mouvement, tantôt à Paris, tantôt à Marseille, se plaisant à se trémousser et à trémousser les autres, il cheminait dans la vie avec des bottes de sept lieues ; mais de temps en temps, pour reprendre haleine, cet homme aux grandes enjambées faisait une halte à Nyons, dans son castel, et son fils devenait subitement l’objet de ses plus vives préoccupations. C’était une affaire qui pour quelques jours lui faisait oublier les autres. Alors il s’avisait que ce jeune homme lui ressemblait