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du gouvernement. Placés dans la position de n’oser rien faire sans la permission de celui-ci, exposés à la moindre velléité d’indépendance à se voir exilés ou emprisonnés, la plupart ont adopté pour ligne de conduite l’obséquiosité la plus humble envers le gouvernement et ses agens ; mais ils prennent amplement leur revanche sur le clergé de leurs diocèses… La morgue, la hauteur insolente déployée par les prélats envers le clergé, envers celui des campagnes surtout, ne saurait s’exprimer… Soumis sans restriction ni réserve, sans garantie aucune, au bon plaisir des évêques, le clergé inférieur est traité par eux en véritable esclave. Un pauvre prêtre souvent chargé d’une nombreuse famille, n’ayant pour vivre que ses modestes revenus, se trouve exposé, au moindre caprice de son évêque, à perdre sa place, à devoir remplir les humbles fonctions de sous-diacre, enfin à voir sa famille réduite à la mendicité. Sans appui, sans ressources, il est obligé de se prosterner en tremblant devant son chef tout-puissant… » Il y a quelques années à peine, cette situation du clergé russe inférieur était peinte en traits bien plus poignans, bien plus caractéristiques, par un simple pope dans un petit ouvrage qui parut à Leipzig sous le titre de Description du clergé de campagne. Les sermons et les homélies de Mgr  Philarète sont l’œuvre d’un prédicateur de talent et d’imagination ; la réalité est là dans ces peintures navrantes, et le secret de cet abaissement du clergé russe, c’est cette absence complète d’indépendance qui fait même d’un métropolite de Moscou le premier des serviteurs de l’autocratie.

Il ne faut pas s’y méprendre, c’est la conséquence nécessaire, inévitable de tout un système, de cette désastreuse confusion de pouvoirs qui ne laisse aucune place à l’indépendance de l’âme humaine, et je ne sais vraiment s’il est un spectacle plus significatif que celui de la Russie pour montrer à tous les esprits libéraux ce qu’ils doivent éviter, ce qu’ils doivent poursuivre de leurs vœux et de leurs efforts. Ceux qui imaginent qu’ils vont tout trancher par des ruptures violentes, par la constitution d’églises nationales, ceux-là, qu’ils le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas, se livrent à un courant qui conduit tout droit au despotisme. Napoléon autrefois, imitant la Russie, voulait, dans ses accès d’emportement, constituer une église nationale, et ce n’était pas, si je ne me trompe, dans une pensée libérale. Pour la liberté il n’y a qu’une garantie, c’est la séparation des pouvoirs. Et d’un autre côté ce spectacle de l’église russe n’est peut-être pas sans offrir de sérieux enseignemens à nos églises d’Occident, en leur montrant ce qu’il en coûte d’acheter par des complicités et des flatteries serviles une protection équivoque, souvent plus nuisible qu’utile. Mgr  Philarète est un homme d’éloquence qui sait tourner une homélie pour le tsar, et on peut se laisser aller dans l’occasion à l’imiter sans le savoir ; mais il y a peut-être d’autres exemples à suivre, des exemples plus profitables pour la religion et pour la liberté.


CH. DE MAZADE.