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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/149

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Katkov déplorait chez ses compatriotes l’excès de contentement qui a succédé à l’ancienne passion de dénigrement mutuel, et traitait durement ce réalisme patriotique, aux yeux duquel « un moujik portant des bottes perd une partie de sa nationalité et de la sympathie méritée, » et qui devant ces izbas de l’exposition est capable de s’écrier : « Voilà bien notre Russie, la Russie sainte et vraie ; voilà ces haillons, ces huttes sales où les hommes vivent ensemble avec les veaux et les cochons et dorment pêle-mêle. Tout cela est nôtre, bien nôtre, os de nos os et chair de notre chair… »

Le versus ludicrus du légionnaire romain, le couplet légèrement persifleur ne manquait donc pas, on le voit, dans le cortège du triomphateur, — et c’est un officier supérieur, le tribunus militum lui-même qui en donnait étourdiment le signal ! Nous pourrions ainsi relever dans les diverses publications russes encore tel autre accent de réticence, telle critique timide à l’adresse du manège de Moscou… Cela est-il bien nécessaire cependant ? Une méchante galerie de mannequins, un cabinet Curtius élevé au rang d’une institution nationale, — cela mérite-t-il les honneurs de développemens plus grands, et le lecteur européen ne trouve-t-il même pas qu’on l’a déjà beaucoup trop entretenu de puérilités aussi mesquines ?… Qu’on veuille bien considérer toutefois que ces puérilités ont préoccupé les « corps savans et administratifs » d’un vaste empire, ont recueilli les suffrages d’une famille auguste et autocrate, tenu en éveil toute une grande race ! Qu’on veuille bien se rappeler le mot de l’humoriste qu’à côté de l’Aphrodite de Paphos il y a une Vénus holtentote ; qu’on n’oublie point surtout que la chose la plus curieuse dans le spectacle, c’étaient les spectateurs. Tournons-nous donc du côté des spectateurs, des « hôtes slaves » si impatiemment attendus, qui commençaient enfin à se mettre en route, et dont nous allons suivre l’édifiante odyssée à travers la sainte Russie.


II

Dans les pieuses caravanes qui sillonnent l’Arabie en se dirigeant vers la Mecque et en transportant le choléra, le touriste européen a presque toujours l’occasion de distinguer entre les fidèles simples et naïfs en quête de leur salut et les conducteurs de troupes, rusés compères le plus souvent, sachant très bien exploiter les kadjis et faire leur trafic avec les cheiks des contrées qu’ils traversent. Les pèlerins dévots qui, d’au-delà des Carpathes et du Balkan, allaient saluer vers le milieu de mai « la sainte Mecque des Slaves, » — comme on devait bientôt appeler Moscou dans des discours solennels, — avaient, eux aussi, leurs conducteurs avisés, gens rompus au