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M. Tiouttchev, il ne fallut rien moins que le nom magique de Constantinople, qui retentit bientôt dans les strophes des autres poètes, — car il est remarquable que dans toute cette agape de Saint-Pétersbourg la Russie, à l’exception de son représentant officiel, le ministre, ne parla que dans le langage des dieux et en phrases rhythmées. Le poète Maïkov célébra « l’esprit nouveau qui, venant de la Russie, a soufflé sur la face de l’Europe féodale,… et ouvrira les cieux aux générations qui suivent, en dépit du Vatican, de ses bulles et de ses foudres. » — « La tâche des siècles est maintenant accomplie ; une ère nouvelle se lève pour nous : les anges du Seigneur forgent déjà la croix de la basilique de Sainte-Sophie. » Et de son côté le poète Krol s’écriait : « Le jour viendra où devant les portes de Byzance l’ennemi se rappellera le glorieux bouclier d’Oleg, et les cloches sonnant du haut de Sainte-Sophie célébreront l’union de tous les Slaves… »

Pour n’avoir parlé qu’en prose, les « Slaves étrangers » n’en dirent pas moins des choses fortes et belles, et répondirent dignement aux incantations de la muse moscovite. MM. Rieger et Brauner revendiquèrent pour la littérature tchèque l’honneur d’avoir conçu la « grande idée ; » mais l’honneur de la réalisation, ils le confiaient au peuple russe. « Vous êtes indépendans et forts, vous pouvez donc accomplir cette tâche, vous en êtes chargés par la Providence elle-même pour notre bonheur et celui de l’humanité entière. » Le docteur Polith entra plus avant dans le sujet et toucha au vif du problème. « Notre arrivée en Russie, dit-il, notre séjour dans sa capitale, prouvent de la manière la plus éclatante qu’elle porte à juste titre le nom de puissance panslave. C’est un événement qui a une portée colossale et qui aura des conséquences incalculables ; La mission créatrice de la Russie n’est pas seulement en Asie, elle est sur le seuil de l’Europe, dans l’Orient européen. La libération de l’Orient européen, telle est sa mission. La bataille de Sadowa a tranché la question de l’Orient européen : le monde germanique s’est séparé d’avec le monde slave ; la Russie n’est plus seulement une puissance russe, elle est devenue une puissance slave, panslave ; elle a pour cela la force matérielle et la force morale. Nous, Slaves d’Orient, nous chrétiens orthodoxes d’Orient, nous espérons que la Russie saura remplir sa mission ; son honneur et sa puissance y sont également engagés… » Ce discours remporta la palme oratoire, et M. Polith fut trouvé digne des honneurs du triomphe, du triomphe à la russe, le célèbre katchat, dont les soldats français de la campagne de Crimée ont conservé le souvenir étrange. On retira les tables, et le pauvre docteur fut saisi et lancé jusqu’au plafond, puis ressaisi et relancé de nouveau au milieu des cris, des trépignemens