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littéraire, ou bien, comme le leur a dit le jeune Serbe Georgevits, ils s’aliéneront leurs peuples, et deviendront une caste incomprise, un nouveau tchine dans la hiérarchie du « céleste empire des tsars, » ou bien ils entraîneront à leur suite leurs peuples, dont les idiomes si heureusement refleuris retomberont à l’état de patois obscurs et méprisés. C’est la leçon enseignée par les annales de l’humanité, la grande et implacable loi de sélection dans l’histoire du langage ! Alors que deviendront les efforts de tant de générations, les monumens du passé retrouvés avec tant de joie, les conquêtes laborieuses et chères du zèle, de la patience et de l’amour ? Que deviendra le « purisme tchèque » admiré par la tsarine Maria-Alexandrovna, le travail des Dobrowsky, des Jungmann et des Vouk Stefanovits ? Que deviendront surtout le fameux fragment de Libussa et le manuscrit de Kralodvor, ce manuscrit de Kralodvor dont un membre du congrès slave a cru devoir entretenir la foule de Saint-Pétersbourg au moment même des adieux et jusque dans la gare du chemin de fer ? « Le principe démocratique est visible à travers les notions de droit slaves déposées dans le manuscrit de Kralodvor, » avait dit ce bon antiquaire[1]. Les Tchèques courent grand risque de perdre ainsi la magna charta de la démocratie slave que renferme leur musée de Prague !…

Le banquet de Sokolniki, qui entendit la parole si sensée du jeune Georgevits, fut la plus grande solennité de la « semaine slave » de Moscou. Au milieu de cette forêt de sapins, — le bois de Boulogne de la seconde capitale de l’empire, — dans un magnifique pavillon construit tout dernièrement pour la réception du tsar et de la princesse Dagmar, vinrent s’asseoir le 2 juin plus de six cents invités. Une foule immense, et que les journaux russes évaluent à trente mille hommes, stationnait dans les alentours, « couvrant du grondement de l’océan les bruits lointains de la salle. » Au centre de celle-ci se dressait le drapeau des saints Cyrille et Méthode (les deux apôtres de la Slavie orientale) ; sous cet étendard, qui à Saint-Pétersbourg avait déjà été accepté pour le symbole de l’unité slave, venait se placer tout orateur qui voulait haranguer les convives. C’était la ville même de Moscou qui fêtait ici les illustres hôtes, et M. Brauner, le député tchèque, ne négligea pas de célébrer « la blanche mère, la ville sainte qui, comme Scévola, a su mettre sa main dans les flammes, pour sauver la patrie, qui, comme Lucrèce la Romaine, a vengé sa pureté virginale en s’anéantissant, et qui, comme le phénix immortel, a su renaître de ses cendres plus glorieuse que jamais… » Un Bulgare se souvint que c’était du sein de sa

  1. « Das der slavischen Idee, auf Grundlage der in der Koeniginhofer Handschrift niedergelegten Rechtsanschazungen, innewohnende demokratische Prinzip… » Correspondance de Saint-Pétersbourg du 29 mai, dans le Politik de Prague.