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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/185

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civilisée, l’Europe chrétienne, saurait-elle rester indifférente ou inactive dans un moment aussi solennel où se décideraient les destinées du genre humain ? Serait-il permis de douter de la France, de cette France bien tardivement, mais très généralement revenue de ses préventions contre l’Autriche ? Est-ce l’Angleterre qui voudrait favoriser le Moscovite, qui est déjà dans le Tachkend et à Samarkand et qui convoite Constantinople ? Enfin l’Allemagne, l’Allemagne même prussienne (puisqu’il n’y en a plus d’autre), une fois rassurée du côté du Rhin et contre tout retour des prétentions des Habsbourg sur la Germanie, aurait un intérêt immense, un intérêt vital à favoriser la constitution d’un empire intermédiaire, d’un véritable empire de l’est (Ostreich), et à empêcher sous peine de lèse-civilisation, de lèse-humanité, de lèse-Germanie, l’accroissement d’une puissance voisine assez gigantesque, assez formidable déjà et qui prétend régner « de l’Océan-Pacifique jusqu’à l’Adriatique… »

Sortie victorieuse de la lutte, l’Autriche n’aurait pas seulement conjuré le péril immédiat : les provinces polonaises que dans cette lutte elle aurait arrachées à la Russie pourraient lui donner une sève nouvelle, lui rendre en partie du moins ce principe actif et cette force d’impulsion qu’elle puisait autrefois dans sa position en Allemagne et en Italie. La réunion des trois couronnes de la Hongrie, de la Bohême et de la Pologne qui, au XVe siècle, fut amenée pour un moment par l’action du droit féodal, du droit de succession monarchique, pourrait maintenant devenir l’œuvre durable d’une politique fondée sur le droit moderne, l’œuvre de la volonté nationale et des intérêts européens. À vrai dire, ce n’est qu’une telle réunion des trois couronnes qui permet encore de concevoir un empire intermédiaire entre la Russie et l’Allemagne unifiée ; mais un empire ainsi constitué les séparerait territorialement d’une manière efficace, et formerait un contre-poids véritable à ces deux grandes agglomérations, toutes les deux également portées à l’extension et à l’envahissement. Un équilibre nouveau et juste serait de la sorte établi parmi les états, et tant de peuples jeunes et pleins d’aptitude seraient conservés à la civilisation occidentale.

Visions chimériques ! utopies pour lesquelles il n’y a point de place dans notre siècle !… Hélas ! nous ne le savons que trop ; mais en voyant une catastrophe des plus sombres menacer la république européenne, que peut faire un écrivain consciencieux, si ce n’est signaler le péril et conclure par une hypothèse et un vœu pour le bien ? L’hypothèse n’est peut-être chimérique que parce que le monde n’a plus d’idéal, et le désir ne semble pieux que parce que les temps sont impies.


JULIAN KLACZKO.