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presse hostile, eût porté dommage à une réputation moins bien assise. Voici, en deux mots, les faits dont s’étaient alimentées six mois durant les feuilles à scandales. Appelé à soigner une jeune femme d’une rare beauté, le docteur Rowe s’éprit d’elle, et après quelques hésitations obtint son consentement au mariage qu’il lui proposait. Les préparatifs de noces allaient leur train, quand un beau soir, en arrivant chez sa future, le docteur y trouva une sorte de manant à tournure suspecte qui revendiquait bruyamment le droit d’y rester, et d’y rester seul, protestant d’ailleurs, d’une voix avinée, contre l’atteinte portée à ses privilèges conjugaux, contre l’outrage fait à son honneur. Comme il est aisé de le présumer, l’explication fut des plus vives. L’ivrogne voulut passer des paroles aux voies de fait. L’intervention de la police mit le comble à ce désastreux éclat, et fit apparaître dans toute son ignominie le piège tendu à la bonne foi du docteur, qui n’en demeura pas moins en butte à mille brocards. Deux ans après, dans une de ses tournées d’hôpitaux, il retrouva sur un misérable grabat la malheureuse à qui son cœur s’était si aveuglément donné. Elle se mourait là, sous ses yeux, et, malgré les amères désillusions qu’elle lui avait causées, il ne put résister à la pitié profonde dont il se sentit ému en la revoyant. Elle fut transportée par ses soins et à ses frais dans un discret asile où toute espèce de soins lui furent prodigués, et où il allait lui-même à tout instant combattre les progrès d’un mal implacable ; mais il était trop tard, la misère et les mauvais traitemens avaient usé en elle tout ressort vital, toute faculté de réaction. Elle mourut bientôt, appuyée sur ce cœur indulgent et fidèle qui lui avait en quelque sorte donné un avant-goût des pardons célestes, et qu’elle recommandait aux bénédictions d’en haut.

La date lointaine du souvenir que nous venons d’évoquer le rendait étranger à Wilmot, qui ne soupçonnait guère pareilles chroniques dans le passé de son hôte, et les eût difficilement conciliées avec les idées que lui suggérait l’aspect de ce vieillard austère, traînant péniblement sur le sable ses pieds goutteux drapés de guêtres noires. Aussi demeura-t-il fort étonné quand sir Saville reprit après quelques instans de réflexion :

— Vous n’êtes pourtant marié que depuis trois ans ?

— Quatre, mon bon ami, si cela vous est égal.

— Quatre en effet… Je suis allé deux fois à Londres depuis que vous m’avez fait part de votre mariage, et je me suis présenté chez votre femme sans avoir le plaisir de la rencontrer… Dieu sait maintenant si je la verrai jamais !… Parlez-moi d’elle, Chudleigh… Tous savez combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche… Vivez-vous en bon accord ?… Vous rend-elle heureux ?…