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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/356

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à autre. : — Que peut bien être la femme de Chudleigh Wilmot ? — Cette femme, après quelques années, avait une vie des mieux assises et des mieux réglées, une bonne place dans son monde, fort peu d’amitiés intimes, une maison bien tenue, toutes les satisfactions que donne l’aisance, un mari prospère et sans reproche,… avec tout cela et malgré tout cela, un cœur à peu près brisé.

Au défaut de Chudleigh Wilmot, qui la croyait parfaitement heureuse, une seule personne, — une des rares amies dont nous parlions, — aurait pu rendre compte de cette bizarre anomalie et définir Mabel autrement que par cette vague épithète « d’aimable » qu’on accolait invariablement à son nom. Mistress Prendergast avait deux ou trois ans de plus que son amie, et en ne lui supposant même que la pénétration presque inséparable du naturel féminin, elle aurait deviné le secret caché au fond de cette âme obscure, car la jalousie, lorsqu’elle n’aveugle pas tout à fait, ajoute singulièrement à la clairvoyance. Or mistress Prendergast, outre sa jalousie, était remarquablement subtile et spirituelle, sans en être pour cela beaucoup plus attrayante. Rien n’ébranlait la sûreté de son jugement, et son cœur n’était pas de ceux qu’on émeut sans peine ; avec cela, de l’expérience, du tact, de la pénétration, de la prévoyance, autant qu’il en faut pour ne se tromper guère. C’est assez dire qu’elle pouvait être en certains cas une amie fort utile, mais à tout événement une ennemie très redoutable, et par malheur le dernier de ces deux rôles était de beaucoup celui qui allait le mieux à ses instincts naturels.

Ces deux dames, l’une veuve et l’autre mariée, toutes les deux sans enfans, se voyaient familièrement et presque chaque jour, grâce à leurs fréquens loisirs et au pouvoir de ces accoutumances féminines que les hommes ne savent guère s’expliquer. Elles voisinaient facilement, leurs maisons étant à petite distance l’une de l’autre. Lorsque, pour une raison quelconque, elles se trouvaient en même temps retenues au logis, les billets volaient comme mouches de Cadogan-Place, où habitait mistress Prendergast, à Charles-street, Saint-James, résidence de mistress Wilmot. En somme, elles s’aimaient au fond mieux qu’elles n’aimaient personne, à deux petites exceptions près néanmoins. Pour mistress Wilmot, l’unique préférence était son mari ; pour mistress Prendergast,… c’était elle-même. Dans la communauté d’affection et de confiance qui s’était établie entre elles, et qu’une parenté assez proche rendait très admissible, les parts auraient pu se trouver plus égales. La jeune veuve, douée d’une perspicacité supérieure, avait établi une sorte de domination cachée, — qui pouvait passer à ses yeux pour une revanche, — sur la jeune femme, dont elle scrutait, sans en