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aussitôt elle sent de brûlans aiguillons. Dans les rêves, dans la veille, la victime obsède le meurtrier : elle lui parle, elle le maudit, elle prête sa voix irritée aux vents, aux animaux, à toute la nature. « Le parricide Bessus entend chanter des hirondelles, il les tue, pourquoi ? C’est, répond-il, qu’elles l’accusent d’avoir égorgé son père. » Dès que le méchant a accompli son forfait, « la vie lui est un cachot. » — « Ne dites pas qu’il est châtié dans sa vieillesse ; dites qu’il vieillit dans le châtiment. »

C’est sans doute en méditant encore sur ces graves problèmes qu’il termina sa carrière. On ignore à quel âge il mourut. Tout indique du moins que sa vie fut très longue et sa fin calme comme sa vie. On aime à se le représenter expirant doucement à Delphes, la couronne de pontife sur la tête, le front serein, les lèvres souriantes, le regard plein d’espérance, entouré de ses fils, de ses élèves, des jeunes femmes et des prêtresses qui avaient reçu ses leçons. La suprême parole du médecin de l’âme dut être celle-ci : « c’est à l’âme libre de se guérir elle-même. » Ce mot résumerait parfaitement sa doctrine et exprimerait le trait caractéristique de son génie. En effet, sans recourir comme d’autres, et notamment comme Platon, à la perpétuelle intervention de l’état, de la loi et des magistrats, c’est à l’individu lui-même, c’est à la famille, à la cité, à la société religieuse qu’il confie le soin de leur propre santé morale. Il possède à un degré extraordinaire le sentiment de cette vitalité de l’âme que développent l’effort personnel et la direction de soi par soi-même. C’est par là qu’il a résisté à tous les entraînemens de la décadence. C’est par là qu’il se trouve naturellement en société d’idées avec les esprits hardis, généreux, libéraux. « Nous ne pouvons lire Plutarque sans sentir notre sang couler plus vite, » dit Emerson, et j’ajoute, sans chercher autour de nous quelque action virile et noble à accomplir. Cette électricité particulière qui va de l’âme de Plutarque à la nôtre à travers les siècles est salutaire aux sociétés vieillissantes : on en sent fréquemment la secousse en lisant les biographies ; mais ce n’est qu’en étudiant les principaux traités qu’on en reconnaît la véritable source. Aussi jugera-t-on peut-être qu’il y avait autant d’opportunité morale que d’utilité historique à mettre en pleine lumière cet aspect plus personnel, plus philosophique et moins connu du moraliste de Chéronée.


CHARLES LÉVÊQUE.