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convenance, je crois, mais avec dissidence et liberté. Il était trop honnête homme pour que ce souvenir influât sérieusement sur ses relations avec moi depuis que je portais le poids de ce gouvernement qu’il secondait sans en répondre ; mais il en résultait entre lui et moi une nuance de froideur, même dans l’approbation et l’appui. Mme de Boigne conservait envers moi la même impression, plus vive peut-être que M. Pasquier lui-même. Elle me témoignait plus d’estime que de faveur, et les difficultés ou les périls de ma situation politique l’inquiétaient plus qu’ils ne l’affligeaient ; mais son penchant personnel n’altérait point l’équité et la clairvoyance de son jugement. Nous causions un jour avec un peu plus d’abandon que de coutume ; je lui parlais des obstacles graves et des embarras factices que je rencontrais ou que je prévoyais. « Au fond, me dit-elle avec une brusquerie presque bienveillante, vous avez surtout un malheur et un tort : vous durez trop. Je vous souhaite de n’en avoir jamais d’autres ; mais vous ayez celui-là, et il s’aggrave tous les jours. »

La révolution de février 1848 fut pour elle un vif chagrin et une alarme immense. L’alarme devint promptement sa préoccupation dominante. Les amis sérieux de la liberté et du progrès social ne savent pas assez quel mal font à leur cause et quels obstacles, quels retards lui suscitent les emportemens révolutionnaires. L’ordre, la sécurité des personnes, des familles, des honnêtes intérêts privés, sont, dans tous les temps et sous toutes les formes de gouvernement, une première et essentielle condition de la société : quand cette condition manque, quand les esprits sensés craignent qu’elle ne manque, la société est dévoyée, et son gouvernement, quel qu’il soit, quelle que soit sa force apparente, est lui-même en désordre et en péril. La révolution de 1848 n’a pas eu tous les résultats qu’elle pouvait entraîner, ni fait tous les maux qu’elle pouvait faire ; mais elle les a tous fait entrevoir et redouter, et malgré la prompte réaction qui l’a arrêtée, elle a laissé dans les esprits sains une épouvante et dans les esprits téméraires une fermentation qui sont et seront longtemps, je le crains, un grave obstacle au progrès réel des libertés publiques et à l’activité féconde de la vie sociale. La peur aussi peut devenir une passion, et elle n’est pas la moins puissante. Comme un très grand nombre d’honnêtes gens et de gens d’esprit, Mme de Boigne en fut vivement atteinte en 1848, et elle accueillit avec empressement tout ce qui pouvait la rassurer, n’importe à quel prix. Quand elle fut en effet un peu rassurée, quand elle eut retrouvé les habitudes de sa vie, quand la société de Paris et son salon dans la société de Paris furent redevenus à peu près ce qu’ils étaient auparavant, il fut aisé de voir qu’elle n’en jouissait qu’avec une timidité agitée et comme toujours à la veille