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accumulation de forces et de capitaux[1]. C’est cette puissance même qui a soulevé contre elles dans ces derniers temps une sorte de croisade. Des faits déplorables sont venus fort à point aggraver les accusations de leurs adversaires. Il faut avoir vu la ville de Sheffield pour comprendre la nature des attentats qui s’y sont commis. Sous un dôme de fumée qui ne laisse que rarement entrevoir la couleur du ciel, au bord d’un fleuve sombre et bourbeux, véritable Styx de l’industrie, au milieu de noirs amas de charbon de terre et de fournaises toujours allumées, vivent des ouvriers condamnés à certains métiers homicides. Renfermés à l’atelier dans de sinistres bâtimens de pierre qui ressemblent à d’anciennes forteresses démantelées, étrangers au progrès des autres classes, les saw-grinders (émouleurs de scies), par exemple, forment un groupe d’un caractère à part qui tranche sur la population locale. Indifférens pour eux-mêmes à la durée de la vie, respectant très peu celle des autres, ce sont à coup sûr des instrumens dangereux entre les mains d’un chef fanatique. Ce qui s’est passé à Manchester parmi les maçons annonce, il est vrai, que la fureur des gros salaires et l’idolâtrie des intérêts matériels peuvent entraîner d’autres corps de métiers dans, de semblables crimes. On oublie pourtant que les maîtres restent libres d’employer ou de refuser les hommes appartenant aux trades’ unions, et que plusieurs ne se font point faute de se servir de leur droit. Si déplorables que soient de pareils faits, il ne faut point en outre perdre de vue que ces confréries étaient encore plus dangereuses dans un temps où, considérées comme illicites, elles avaient besoin de s’entourer d’un mystère encore plus impénétrable. Le moyen de combattre de tels actes de violence est-il bien en effet de mettre hors la loi les sociétés ouvrières et de les encourager ainsi à se couvrir d’un voile ? Ne serait-ce point plutôt de les reconnaître et de les admettre aux mêmes avantages que les autres compagnies de bienfaisance et de secours mutuels[2] ? Telle est, il y a lieu de

  1. Quelques chiffres donneront une idée de leur importance. La société des ouvriers mécaniciens (Amalgamated society of engineers, machinists, etc.) compte 30,984 membres, jouit d’un revenu de 1,891,807 francs, et tient en main un fonds de 2,883,241 fr. Dans l’espace de quinze années, elle a dépensé en secours mutuels et autres dons la somme de 12,117,925 francs. Celle des charpentiers et des menuisiers (Amalgamated society of carpenters and joiners), fondée en 1860, embrasse déjà plus de 8,000 membres et possède en caisse plus de 326,300 francs. Une autre plus ancienne (Operative house carpenters’ and joiners’ society) se compose de 10,000 ouvriers des mêmes corps d’état. On peut par là juger de la force des confréries appartenant aux autres métiers, maçons, fondeurs de fer, etc. Les ouvriers évaluent a 700,000 le nombre de leurs camarades engagés dans les différentes sociétés. Le chiffre total des ressources d’argent est inconnu, mais doit être certainement très considérable.
  2. Dans l’état présent des choses, ces sociétés sont obligées de se mouvoir en dehors la légalité. Elles ne peuvent obtenir devant les tribunaux le redressement de certains torts ni la punition de certaines fraudes commises par les membres de leur administration. Un tel état de choses doit nécessairement contribuer à faire d’elles les sociétés secrètes du travail.