Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour rappeler aux multitudes l’objet de la lutte dans laquelle le pays se trouvait engagé. Une des démonstrations dont on a le moins parlé est celle qui eut lieu le lundi de la Pentecôte sur l’ancienne bruyère de Blackbeath, et pourtant elle ne manquait point de caractère. Ce jour-là, les ouvriers de Londres et des environs se rendent en foule dans le parc de Greenwich et se répandent sur la commune qui l’avoisine pour célébrer la fête du soleil. Une foire s’était installée sur les terrains vagues qui s’étendent du côté de Blackheath, et des hommes, la tête ceinte d’une couronne de papier, se livraient, selon l’usage, à toute sorte de divertissemens. Cependant à l’écart de cette joie grossière et bruyante s’élevaient sur plusieurs points de l’immense common des estrades chargées de tentures et de drapeaux, qui ne se distinguaient pas beaucoup à première vue des baraques des saltimbanques. Ailleurs on aurait à tout prix évité ce rapprochement par la crainte du ridicule ; mais les Anglais, quand ils poursuivent un dessein de quelque importance, ne s’arrêtent point à de tels détails. On reconnaissait bientôt d’ailleurs que ces estrades étaient des chariots déforme rustique sur lesquels étaient venus les orateurs, et dont, après avoir dételé les chevaux, on avait modifié l’arrangement au moyen de perches et de bannières. Les acteurs du drame qui se jouait ici étaient bien connus de certains ouvriers comme les membres de la reform league, et sur l’une des voitures se tenait assise une femme qui devait prendre la parole, Mme Harriet Law. Trois grands meetings se formèrent ainsi sur la plaine autour des chariots découverts et transformés en tribunes. Il était alors curieux d’embrasser du regard l’ensemble de la lande, qui abondait en contrastes : d’un côté une population insouciante, tout entière aux plaisirs du jour et portant sur la tête la couronne de la folie, de l’autre des groupes d’artisans sérieux écoutant d’un air grave discuter leurs intérêts. Le profil des orateurs se détachant sur l’horizon enflammé du soleil couchant, les applaudissemens de la foule montant jusqu’au ciel, la vaste bruyère remuée en quelque sorte par l’enthousiasme de la multitude, tout cela formait un spectacle qui empruntait quelques traits de grandeur à la nature et au sentiment de la liberté. Cette même commune de Blackheath avait autrefois vu des rassemblemens plus tumultueux ; elle avait servi de théâtre aux insurrections de Jack Cade et de Wat Tyler. De tels souvenirs historiques ne faisaient que mieux ressortir la condition actuelle des ouvriers anglais ; pour vaincre, il leur suffit aujourd’hui des armes de la parole et des moyens d’action que leur laisse la loi.

Le mouvement en faveur de la réforme électorale n’était d’ailleurs point concentré dans Londres : il avait au contraire ses