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Pour remplir le vide des longues heures, il avait recours à des jeux d’enfans auxquels se prêtaient ses gardiens. Peu à peu, l’activité de l’esprit se réveillant, il sentit le besoin d’une distraction plus forte. Il avait été grand joueur d’échecs autrefois ; il revint à ce passe-temps, et y porta bientôt une telle passion qu’on ne pouvait l’en arracher. Quand il avait mis la main sur un partenaire, il ne le lâchait plus. Le jour, la nuit, assis devant la table, combinant ses coups, plongé dans ses calculs, heureux de faire échec à l’ennemi, il semblait jouir instinctivement du réveil de son intelligence. Le jeu venant à cesser, les diables noirs reparaissaient. Ce n’était pas chose facile de trouver des gens toujours, prêts à lui tenir tête ; son ardeur fiévreuse fatiguait les plus intrépides. On lui procura pourtant un adversaire contre lequel il put s’escrimer à son aise. C’était un pauvre étudiant hongrois nommé Asbóth, que l’on payait tant par heure pour faire la partie de l’illustre malade. Asbóth gagnait péniblement de quoi suffire à ses études ; dans l’intervalle des cours de l’université de Vienne, il donnait des leçons de langue. Il consentit à venir passer toutes les soirées à Döbling auprès du comte Széchenyi ; la partie commençait aussitôt, on jouait d’abord de six heures à dix, on ne tarda pas à prolonger la séance jusqu’à minuit, et bientôt jusqu’aux approches du jour. Un lit avait été dressé dans une chambre voisine, et quand l’étudiant demandait grâce, il allait s’y reposer quelques heures avant de retourner à Vienne. De pareilles nuits, et pour diversion de longues journées d’étude, au bout de quelques mois, cela fait une rude campagne. La corvée était trop forte pour le jeune étudiant. Un soir, Asbóth ne vint pas à Döbling ; était-il malade ? Ces nuits sans sommeil avaient-elles provoqué une fièvre nerveuse ? Y avait-il chez lui quelque prédisposition funeste ? On apprit bientôt qu’il était devenu fou. Le remède qui devait guérir le comte Széchenyi, dit un de ses biographes, avait tué le pauvre Asbóth. Il mourut peu de temps après, et Széchenyi le pleura comme son enfant.

Il semble, — car tous les épisodes de cette histoire offrent un caractère de singularité tragique, — il semble que l’étudiant hongrois avait emporté dans sa tombe une part du fardeau sous lequel le noble comte avait fléchi si longtemps. Humble compagnon des mauvais jours, ou plutôt des nuits sinistres ! douce et bienfaisante victime ! Asbóth, en quittant Döbling, y laissait Széchenyi plus calme et plus dispos. L’émotion même que cette mort causa au grand malade était un signe de renaissance intérieure. Décidément ces jeux, cet exercice, cet effort continu de l’esprit, avaient rétabli un certain équilibre dans ses facultés ébranlées. Puis il s’était accoutumé à un commerce assidu avec un homme de son pays et de