Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/884

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’en prévoyais la déplorable fin, la révolution, dis-je, avait atteint le terme de sa carrière, et devant ce terme effroyable mon âme, déjà dégrisée prématurément, s’était comme pétrifiée dans le sentiment le plus complet du positivisme pratique. Comme la plupart de mes compatriotes, l’éducation latine que j’avais reçue me rendait peut-être propre au service des comitats ; quant à gagner ma vie d’une manière indépendante, j’en étais absolument incapable. Si je ne voulais pas, comme cela se voit si souvent chez nous, vivre dans la fainéantise aux dépens du prochain ou jouer le rôle de parasite, il ne me restait d’autre asile qu’un emploi à Vienne. Je devins censeur, et du fond de mon cabinet je pus suivre d’un œil attentif le charlatanisme de la bureaucratie germanisante en Hongrie ; je pus la voir, sous le masque de sa mission civilisatrice, travailler comme un élément corrosif à la dissolution de toutes les ressources politiques, morales et financières du pays. En l’année 1857, le système de M. de Bach avait atteint son apogée. Encore une dizaine d’années, disait-on, et la génération des aînés, la génération qui s’attache encore obstinément aux souvenirs constitutionnels d’avant 1848, aura disparu de la scène. La génération plus jeune celle qui avait pris part à la guerre de 1848-1849, paraissait moins dangereuse pour le nouveau système.

« Quelques-uns se consolaient en pensant que de la triple devise de la révolution une idée au moins avait échappé au naufrage, l’idée de l’égalité, assez visiblement réalisée dans le nouvel état de choses, et volontiers ils eussent considéré l’Autriche du baron de Bach comme une sorte de démocratie. D’autres, sous le coup des nécessités de la vie, étaient devenus les associés ou les serviteurs du pouvoir. Celui-ci acceptait un emploi ; celui-là prenait rang dans l’armée, et quelquefois par mégarde il pouvait lui arriver de se rappeler ou même de rappeler à ses interlocuteurs qu’il avait porté jadis le fier titre de honved ; il n’aimait pas cependant que d’autres l’en fissent souvenir. La petite noblesse, cœur de la nation, était ruinée plus qu’à demi ; dépouillée des privilèges d’autrefois, mal préparée aux dédommagemens que lui offraient les nouvelles institutions, elle roulait vers l’abîme inévitable. Plus heureuse au point de vue des finances, la noblesse territoriale n’en était que plus misérable dans l’ordre des idées. La jeune aristocratie, exclue du théâtre de la politique, condamnée à l’inaction, se jetait à la poursuite des jouissances, et on voyait avec douleur renaître chez elle cet esprit de caste, cet esprit exclusif et hautain qui caractérise toutes les aristocraties du monde partout où la vie constitutionnelle ne les rapproche pas de la nation. Si quelques vieillards de cette noblesse, les meilleurs de leur race assurément, ne se lassaient pas d’adresser en haut lieu des protestations au nom des antiques franchises du pays, c’étaient là des choses qui se passaient dans la coulisse et qu’une police vigilante éloignait de tous les regards ; à peine le grand public en recueillait-il quelque chose par des