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qu’ils eussent été entendus, devenaient un sujet d’enquête, d’examen, de discussion et enfin de sentence devant un tribunal laïque. Il n’avait pas le moindre doute sur la sincérité des Longs-Frères, et de plus il connaissait Théophile par expérience comme un adversaire de peu de conscience et un redoutable machinateur d’intrigues. Il avait eu à lutter contre lui lors de son élection au siége de Constantinople, et ce patriarche d’Alexandrie, alors présent dans la ville impériale, avait employé, pour faire échouer un homme qu’il connaissait à peine, mais dont il était jaloux, des manœuvres qu’on aurait à peine attendues de l’ennemi le plus invétéré. Il n’avait même consenti à l’ordonner après l’élection que sur le commandement réitéré de l’empereur ou de son ministre Eutrope. Chrysostome était donc bien convaincu que, dans les affaires de Nitrie, Théophile avait mérité toute la réprobation que les fugitifs appelaient sur sa tête ; mais l’idée d’un grand évêque, le second du monde oriental, assis en accusé au prétoire d’un juge laïque, le révoltait malgré lui et l’intéressait presque à sa cause. À peine les solitaires étaient-ils installés dans leurs cellules qu’il prit la plume, et afin de prévenir ce qui à ses yeux était une atteinte à la dignité épiscopale, il écrivit à son co-évêque d’Alexandrie, le conjurant de lui accorder comme à un frère et à un fils la grâce des exilés, au nom de la paix de l’église et de l’honneur de Dieu. « J’ai interrogé les moines de Nitrie, disait sa lettre, et en vérité je n’ai découvert dans leur doctrine rien de contraire à la vraie foi ; mais l’affliction leur a tourné la tête, ils veulent te dénoncer à l’empereur et m’ont présenté dans ce dessein une requête dont ils ont suspendu l’envoi à ma prière. Toutefois ils ne s’abstiennent qu’à regret, et je tremble qu’ils ne reprennent au premier moment leur fatale résolution. Lève donc de toi-même l’excommunication, pardonne-leur, et tout sera fini. Autrement il faudra recourir à un concile que je convoquerai, ou laisser porter cette fâcheuse affaire au tribunal des juges séculiers. J’attends ta réponse et voudrais savoir quel sentiment tu as de tout ceci, afin de choisir moi-même une ligne de conduite. » En caractérisant, comme il le faisait, les intentions des Longs-Frères, Chrysostome ne se trompait pas. Il comprenait que ces hommes simples, mais fermes jusqu’à l’opiniâtreté et exaspérés d’ailleurs par la souffrance, n’admettraient ni ménagemens, ni délais, et que, lui-même n’ayant aucun moyen de satisfaction à leur offrir, ils lui échapperaient sans le moindre doute.

Théophile de son côté haïssait particulièrement Chrysostome, dont il enviait la gloire et avait essayé d’entraver la fortune mais qu’il était obligé de reconnaître pour son supérieur dans la hiérarchie des églises. À la lecture de cette lettre, sage dans son objet, modérée dans sa forme, mais où l’archevêque se faisait juge des