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cachait sous une raideur militaire et une morgue tranchante l’étroitesse de ses idées et la médiocrité de ses ressources. « J’appartiens, disait-il lui-même, à cette opinion du moyen âge et des ténèbres, comme on l’appelle, et j’en ai sucé les préjugés avec le lait de ma mère. » Un conservateur comme M. de Bismarck devait aimer l’Autriche, cet empire gothique qui était resté soumis à la foi des ancêtres et qui avait repoussé par le fer toutes les hérésies et toutes les nouveautés ; mais il n’était pas à sa place dans cette Prusse qui, née d’une insurrection religieuse, a grandi sous Frédéric II et sous Stein par l’adoption des idées nouvelles. Les défenseurs du passé y sont toujours gênés, car ce passé qu’ils invoquent se dresse contre eux.

Il paraît que les huit années (1851-1859) que M. de Bismarck demeura à Francfort lui ouvrirent les yeux à cet égard et modifièrent complètement ses idées. il était arrivé plein de respect pour l’Autriche et d’hostilité contre le mouvement unitaire, il partit décidé à favoriser celui-ci et à combattre celle-là. Comment se produisit ce changement extraordinaire ? On n’a là-dessus que quelques indications assez vagues, des anecdotes[1], des extraits de lettres, quelques mots échappés au ministre prussien, qui du reste n’affecte aucune réserve diplomatique, et parle gaîment et avec humour de ses opinions particulières, non moins que de la politique générale. Il se persuada, paraît-il, que l’Autriche voulait réduire la Prusse à la condition de vassale, que les petits états ne visaient qu’à perpétuer l’antagonisme entre leurs puissans voisins, et que la diète était une institution absurde (Unsinn), funeste à son pays, qu’elle pouvait entraîner dans une guerre européenne pour la défense d’intérêts purement autrichiens. Il crut voir que l’unique façon de maintenir l’indépendance de la Prusse était de la mettre à la tête de l’Allemagne, et dans une lettre datée du 2 avril 1858 il indique, pour y parvenir, le moyen qu’il met en œuvre maintenant : la constitution d’un parlement douanier (Zollparlament). « La chambre et la presse, écrit-il, doivent adopter une politique allemande en fait de douane, et ainsi notre parlement deviendra une force en Allemagne. » Il arrivait à invoquer l’appui de ces forces libérales qu’il avait passé sa vie à honnir et à conspuer. A la vérité, il ne repoussait pas

  1. M. de Bismarck aurait dit au correspondant d’un journal français, le Siècle : « J’ai été élevé dans le culte de la politique autrichienne ; mais, entrant à la diète, les écailles me tombèrent des yeux, et je devins un adversaire décidé de l’Autriche. » On raconte qu’un jour M. de Rechberg, représentant de l’Autriche à la diète, ayant invité ses collègues à une conférence chez lui, les reçut en robe de chambre. M. de Bismarck, froissé de ce manque d’égards, tira un cigare de sa poche et l’alluma, afin de rétablir l’égalité du sans-façon. Il est probable qu’il comprit enfin la force des idées nouvelles et vit qu’il avait besoin d’elles pour réussir.