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leurs rhythmes. Demandez à M. Auber, le connaisseur par excellence dont le dilettantisme raffiné devait, au couronnement de sa carrière, produire ce chef-d’œuvre de musique chorégraphique, hommage exquis d’Anacréon à Terpsichore, qu’on appelle le ballet de Marco Spada.

Ce monde des théâtres a des mystères qui en vérité vous déconcertent. Inabordable pour les uns, il s’ouvre à d’autres avec une facilité qui tient du prodige. Le Roland à Roncevaux de M. Mermet a battu l’estrade au moins vingt-cinq ans avant de trouver moyen de se produire ; combien a-t-il fallu de temps à M. Jules Cohen pour faire représenter sa partition des Bleuets, et cela dans des conditions qu’un maître aurait à peine le droit de réclamer ? On le donne en pleine affluence, on met dans son enjeu la perle du théâtre, Mlle Nilsson, dont les dernières représentations comptent double, et qui plante là son rouet de Martha pour s’en aller cueillir des bleuets dans les blés. Quel bouquet ! Vous chercheriez en vain je ne dirai pas un morceau, une phrase, mais une simple intention ayant en soi quelque originalité, dans cette partition empanachée de tous les styles et qu’il eût été si facile de ne point écrire et surtout de ne point représenter. Pour le poème, c’est une ballade de Victor Hugo accommodée au goût de l’âge d’or du mélodrame, des abbesses de Pigault-Lebrun dans une berquinade ! Je me figure l’auteur des Orientales assistant à cette bouffonne mise en scène de sa poésie et s’écriant, comme le géomètre : « Qu’est-ce que cela prouve ? A quoi cela peut-il bien servir d’amalgamer ainsi des notes et des mots pour ne rien dire ? » Il se peut en effet que ces sortes de choses ne nous profitent guère à nous autres, public bénévole, qui ne demanderions qu’à nous divertir un peu ; mais tout le monde là-dessus n’est pas du même avis, l’auteur tout le premier, qui, je suppose, ne se plaint pas de la malechance.

Au théâtre, il n’y a pas que le succès qui réussisse., les chutes et les demi-chutes habilement ménagées tournent aussi par occasion à bénéfice. Il s’agit de tomber avec grâce, comme le gladiateur antique, et sur tout de savoir s’arranger de manière à tomber partout et souvent. Le public imbécile et distrait ne se soucie, la plupart du temps, ni de qui l’ennuie, ni de qui l’amuse. Pourvu qu’on prononce votre nom, qu’on l’imprime, qu’importe le reste ? A l’âge où tant de pauvres diables, qui peut-être un jour seront des grands maîtres, en sont encore à gueuser leur malheureux premier libretto, M. Jules Cohen a déjà parcouru toute une carrière. Sans parler de cette œuvre nouvelle qui ne vaut ni plus ni moins que celles qui l’ont précédée, on lui doit à l’Opéra-Comique un Maître Claude en un acte, et un José Maria en trois. Ajoutons à ce bagage fort honnête la musique des chœurs d’Athalie, oui, les chœurs d’Athalie après Mendelssohn ! Et c’est naturellement ceux-là qu’aux jours solennels le Théâtre-Français exécute. Il faut bien faire quelque chose pour les jeunes compositeurs. Il ne manque plus désormais à l’auteur des Bleuets que de s’installer avec un ouvrage en cinq actes dans le répertoire de l’Opéra. Le temps aidant, nous l’y verrons, et de l’Académie de musique à l’Institut il n’y a qu’un pas.


F. DE LAGENEVAIS.


L. BULOZ.