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d’une nature particulière, et que les honneurs qu’on a entassés sur lui l’ont mis au-dessus de l’humanité. Il est revêtu de la puissance tribunitienne, et par conséquent saint et sacré. Il est presque dieu de son vivant, il le sera tout à fait après sa mort : le crime politique se complique donc d’un crime religieux, et l’opposition devient un sacrilège. Devant l’empereur mort ou vivant, il faut être dans une sorte d’adoration perpétuelle ; l’obéissance doit prendre les caractères d’un culte, et, comme dans tous les cultes, la moindre distraction, la moindre erreur est coupable. Il y a eu des gens poursuivis et condamnés pour avoir changé de vêtement devant une image de l’empereur, ou emporté sans le savoir dans un mauvais lieu une monnaie à son effigie. C’étaient les résultats extrêmes de la loi de majesté.

Cette loi, comme on voit, fournissait beaucoup à l’industrie des délateurs. Il s’agissait simplement pour eux de lui faire produire tout ce qu’elle contenait. Il est curieux de chercher à quelle époque et de quelle façon ils y sont arrivés.

I.

Les délateurs, si l’on en croit Tacite, n’ont commencé leurs manœuvres que sous Tibère ; il fixe la date avec soin et donne le nom du personnage auquel il attribue l’invention. « Crispinus fut le premier, dit-il, à pratiquer cette industrie que le malheur des temps et l’effronterie des hommes mirent depuis fort en crédit. Pauvre, obscur, intrigant, il s’adressa d’abord par des voies obliques et à l’aide de mémoires secrets à la cruauté du prince ; bientôt il attaqua les plus grands noms, et, puissant auprès d’un seul, abhorré de tous, il donna un exemple dont les imitateurs, devenus riches et redoutables d’indigens et méprisés qu’ils étaient, firent la perte des autres et à la fin se perdirent eux-mêmes. » L’assertion n’est pas tout à fait exacte ; cette sorte de délation est aussi ancienne que l’empire, et elle existait déjà sous Auguste, comme le prouve la fin de Cornélius Gallus. C’est une histoire qui mérite d’être racontée. Gallus était un riche provincial venu de bonne heure à Rome, vers le temps des guerres civiles, et qui s’était fait un grand renom par l’élégance de sa vie et le charme de son esprit. Il fréquentait la meilleure compagnie ; il protégeait les gens de lettres, et faisait lui-même des vers amoureux un peu maniérés, mais fort agréables. En même temps cet homme de plaisir se trouvait être un homme d’action ; il s’était bravement battu pour Octave. C’est lui qui, après la victoire d’Actium, fut chargé de poursuivre Antoine et qui le réduisit à se tuer. En récompense, il reçut le gouvernement de l’Égypte, et dans ces fonctions difficiles il montra de