Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/314

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
310
REVUE DES DEUX MONDES.

Tibère ? À qui appartient l’initiative des accusations qui furent alors intentées ? Sur qui doit retomber la responsabilité du sang qui fut répandu ? Toutes ces questions qu’on croyait vidées ont été de nouveau agitées de nos jours, et elles ont reçu des réponses très différentes. Tibère a trouvé de hardis apologistes qui n’hésitent pas à rejeter les crimes qu’on lui attribue sur les instrumens dont il s’est servi ou même sur les malheureux qu’il a frappés. Récemment encore un écrivain très connu du public allemand, M. Adolphe Stahr, a repris cette thèse : dans un livre fort élégant et très habile, il a essayé de réconcilier Tibère avec l’opinion publique[1]. Ce n’était pas une entreprise facile. Voyons quels argumens il emploie pour y réussir. Je ne m’écarte pas de mon sujet en cherchant à savoir ce qu’il faut penser du prince qui s’est le plus servi des délateurs, et qui passait même pour les avoir inventés.

Ceux qui prétendent nous forcer à estimer Tibère commencent par faire un grand éloge de son gouvernement extérieur. Il faut reconnaître que cet éloge est mérité. Tacite lui-même avoue que sous son règne les provinces ont été heureuses, l’empire tranquille et respecté. Il avait cinquante-six ans quand il succéda à Auguste : ce n’est plus l’âge où l’on aime les hasards brillans de la guerre. Les aventures lointaines ne le tentaient pas ; l’empire lui semblait assez étendu : il se contenta de le défendre sans se soucier de l’agrandir. Avec les peuples du dehors, sa politique fut habile et modérée : il se garda bien de les provoquer, il cherchait à les diviser entre eux, et comptait plus pour les affaiblir sur ses intrigues que sur ses légions. Quant aux provinces, Tacite dit qu’il choisissait ordinairement des gouverneurs honnêtes et qu’il avait l’œil ouvert sur eux. Les provinces se sont mieux trouvées de l’empire qu’on ne le suppose ; elles ont traversé sans trop en souffrir non-seulement le règne de Tibère, mais ceux de Caligula et de Néron. Pour son bonheur, l’empire était alors moins centralisé qu’il ne le devint plus tard, et l’indépendance administrative des municipes laissait peu de prise

  1. Ce livre, qui fait partie d’une série d’études sur l’antiquité romaine (Bilder aus dem Alterthume), a paru à Berlin en 1863. Il a été, dans la presse allemande et anglaise, le sujet de vives controverses. Tout dernièrement M. Edouard Pasch a entrepris de le réfuter (Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius, Altenburg, 1866). Je suis bien surpris que M. Stahr, qui cherche beaucoup à se donner des devanciers, ait oublié, dans la revue qu’il a faite des livres où Tibère est bien traité, de mentionner la thèse de M. Duruy (de Tiberio imperatore), soutenue en 1853 devant la faculté des lettres de Paris, et qui fut aussi très discutée à ce moment. Presque tous les argumens de M. Stahr sont déjà traités ou indiqués dans cette thèse ; seulement les conclusions de M. Duruy sont loin d’être aussi radicales. Il défend l’administration de Tibère, mais il ne va pas jusqu’à prétendre, comme M. Stahr, que ce soit un personnage sympathique. Je trouve pourtant que, malgré certaines réserves, il lui est encore trop favorable, et je dirai pourquoi il m’est impossible d’avoir la même opinion.