Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/316

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
312
REVUE DES DEUX MONDES.

personnages qui y jouaient un rôle ; on était fier de Sénèque, de Corbulon, de Thraséas ; on lisait leurs ouvrages, on admirait leurs vertus ou leurs talens, et leur mort était une insulte et une douleur pour la conscience de tout l’univers. Les secousses qui agitaient Rome pouvaient donc ne pas causer ailleurs de dommage matériel ; elles amenaient partout une sorte de trouble moral. Il ne faut pas oublier non plus que depuis Auguste Rome était le rendez-vous ordinaire de tous les hommes distingués des provinces. Le gouvernement impérial aimait à les y attirer. Ils remplissaient le sénat, ils occupaient les dignités publiques. Ils formaient une noblesse nouvelle qui ne put pas échapper plus que l’autre à la cruauté des empereurs. Du moment que Rome était ainsi devenue, grâce à l’attraction qu’elle exerçait sur les provinces, une sorte de représentation de tout l’empire, il est bien permis d’affirmer que tout l’empire a souffert des souffrances d’une seule ville.

On est loin de s’accorder sur l’administration intérieure de Tibère comme sur son gouvernement extérieur ; mais c’est surtout quand on veut connaître l’homme lui-même et pénétrer dans cette nature étrange et compliquée que les dissentimens éclatent. Il y a cependant des faits certains qu’on est forcé d’accepter de tous les côtés : le commencement de ce règne fut heureux, la fin en fut horrible. Quelle est la cause d’un changement si complet ? Comment s’est faite la transition ? Voilà le débat. L’explication qu’en donne Tacite est fort simple. La nature de Tibère était mauvaise, nous dit-il ; mais tant qu’il eut près de lui des compétiteurs qui pouvaient profiter de ses fautes, tant qu’il redouta ou qu’il respecta quelqu’un, il se fit violence. Quand il fut délivré de Germanicus et de sa famille, de Livie, de Séjan, alors il osa être lui-même et se montrer tel qu’il était. Le véritable Tibère, c’est donc celui des dernières années. À ces mots, M. Stahr se récrie. Tacite est un mauvais psychologue, il connaît mal la nature humaine. Ce n’est pas à 72 ans que l’on commence à être soi-même[1]. Par quel prodige d’habileté parvient-on à se cacher si longtemps ? Par quelle merveille de sottise se laisse-t-on aller à se révéler si tard ? Pour lui, le véritable Tibère est celui des premières années : c’était une belle et noble nature (eine gute und edle Natur) ; les hommes et les circonstances l’ont fait changer.

Réduit à ces termes, le débat est facile à juger. Il suffit de savoir comment Tibère a fini pour dire ce qu’il était. M. Stahr ne nous prouvera pas qu’une belle et noble nature se laisse jamais entraîner à ces horreurs. Quelque influence qu’il ait éprouvée des

  1. M. Pasch cite pourtant l’exemple de Sixte-Quint, qui attendit pour révéler son vrai caractère un âge presque aussi avancé.