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resté le même : il y avait des tribuns et des consuls, mais l’empereur avait pris pour lui le pouvoir consulaire et la puissance tribunitienne ; le sénat tremblait aux pieds du prince, et le prince se disait toujours le serviteur du sénat. De là des confusions pleines de dangers ; ni le maître ni les sujets ne connaissaient la limite exacte de leurs droits ; ceux-ci ne savaient pas si ce qui était permis la veille ne serait pas un crime le lendemain ; l’autre, obligé de conserver les apparences de la liberté, craignait toujours qu’on ne finît par les prendre au sérieux. Ils vivaient dans un état de défiance mutuelle et de terreur réciproque. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’aussi grand fléau pour le monde que ce despotisme inquiet et incertain. Comme il n’avait pas confiance en lui-même et qu’il s’effrayait de tout, il devenait inévitablement cruel, car il n’y a rien qui rende féroce comme la peur. On peut donc dire de ce gouvernement, pour parler comme Bossuet, qu’il était du tempérament qui fait les mauvais princes, et qu’il est naturel qu’il en ait produit plus qu’aucun autre. Tibère en a ressenti l’influence, il est devenu plus mauvais en vieillissant dans l’habitude et l’exercice de ce pouvoir sans limites ; mais ne croyons pas, comme on l’a dit, que l’empire ait entièrement changé sa nature et l’ait fait ce qu’il est devenu. Il y a chez tous les hommes comme des puissances cachées pour le bien et le mal qui, dans le cours d’une vie commune restent souvent obscures. On a tort de dire que les circonstances extraordinaires les créent, elles ne font que les révéler. Que d’admirables dévouemens, que d’instincts sauvages la révolution française n’a-t-elle pas mis au jour ! Que d’hommes se sont fait alors une célébrité terrible qui ne se seraient pas élevés au-dessus d’une certaine médiocrité de vices, si ce grand ébranlement n’avait fait sortir tout ce qui dormait au fond d’eux-mêmes ! Est-ce une raison de les absoudre ? Doit-on n’attribuer leurs crimes qu’aux événemens ? Je pense au contraire qu’il est légitime de juger leur nature d’après leurs actes, et nous avons le droit de dire qu’en réalité ils étaient méchans, puisqu’ils ont pu le devenir.

Je viens de commenter l’explication que donne Tacite de ce caractère obscur et embrouillé ; c’est, je crois, la véritable. Il faut pourtant avouer que celle de M. Stahr est bien plus piquante. M. Stahr s’est avisé de rendre responsables de la cruauté de Tibère ceux qui en furent les victimes. À force de le mettre dans la nécessité de frapper, ils ont fini par endurcir son cœur. La pitié publique s’est égarée jusqu’ici ; M. Stahr la redresse. Ne plaignons plus Sabinus, Crémutius Cordus ou Agrippine ; plaignons ce pauvre Tibère obligé de faire si souvent violence à sa douceur naturelle et qui devient féroce malgré lui ! On dirait que le héros de M. Stahr