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LES DÉLATEURS.

cette ampleur du développement qui avait ravi d’admiration les contemporains de Cicéron lui déplaisait ; elle remplaçait les larges périodes par des phrases courtes et hachées, l’éclat tempéré des couleurs par les tons hardis et crus ; au lieu d’une allure régulière et calme, elle avait dans sa marche quelque chose de heurté et de violent. Renverser toutes les limites des genres, introduire à tout propos la poésie dans la prose, abuser du pathétique, pousser l’énergie jusqu’à ses derniers excès, ne laisser jamais aucun repos à l’esprit, l’éblouir et l’exciter sans cesse par l’imprévu des pensées et les lueurs du style, tels étaient les principaux caractères de cette éloquence nouvelle. Elle était née, vers la fin du règne d’Auguste, d’une sorte de réaction des esprits comprimés et mécontens. Cultivée d’abord par d’anciens républicains, Cassius Sévère et Labiénus, gens fougueux qui dès le premier jour l’avaient portée à l’extrême, elle avait jeté un éclat étrange au milieu du calme apparent de l’empire. C’était celle aussi qui convenait le mieux aux délateurs. On a peine à se les figurer demandant la tête des honnêtes gens avec des phrases de Cicéron. Au contraire cette façon de parler plus brusque et plus déréglée, cette énergie de pensées, ces violences de style, semblent faites pour eux : aussi voit-on qu’ils se rattachent généralement à la nouvelle école. Fulcinius Trio, l’un des premiers délateurs, en faisait partie, et Tibère, qui comme Afer était un classique, se crut obligé de lui bien recommander « de prendre garde aux écarts d’une éloquence trop emportée. » Il en était de même de Régulus. Un jour qu’il causait avec Pline et qu’il le raillait de ses précautions oratoires, de ses longs développemens, de toutes ces lenteurs renouvelées de Cicéron : « Moi, lui disait-il, je saute sur la cause et je la serre à la gorge. » C’est bien ainsi qu’on se le figure, et voilà la façon d’attaquer qui convient aux délateurs ! Toute cette éloquence de lucre et de sang, lucrosa et sanguinans eloquentia, est perdue, et je crois que cette perte mérite quelques regrets. Ces malhonnêtes gens avaient beaucoup de talent ; ce n’étaient pas seulement d’habiles parleurs exercés dès leur jeunesse et qui connaissaient tous les secrets de leur art, une passion véritable devait animer souvent leurs discours. Ils n’accusaient pas uniquement pour s’enrichir ; ils avaient aussi de terribles rancunes à satisfaire. Tous ces gens vertueux, tous ces grands personnages dont ils se savaient détestés étaient pour eux des ennemis personnels ; en les poursuivant, ils servaient leur haine particulière en même temps que celle du prince, et il me semble que ce sentiment du mépris public dont ils étaient accablés, que cette colère contre une société avec laquelle ils s’étaient mis ouvertement en révolte, que ce désir de se venger par avance de l’indignation qu’ils