Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais il ne lui réclamera un pouce de terre. Pour l’Allemagne, c’est un grave péril, car les Slaves s’avancent jusqu’au cœur de ses provinces, et Trieste est situé en pays slave. On croit sauver l’Autriche en menaçant la Prusse, et on fait surgir à l’intérieur de l’empire son plus dangereux ennemi.

L’Allemagne, même unie, si elle est libre, et elle le sera inévitablement, ne peut être un danger pour la France, car les deux pays ont les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes aspirations. L’unité allemande n’est-elle pas d’ailleurs l’œuvre de la France ? Frédéric II, élevé par des réfugiés de l’édit de Nantes et formé par Voltaire, n’a été qu’un Français sur le trône de Prusse. La révolution française, en substituant le droit des peuples au droit des dynasties, a donné naissance au sentiment national allemand, les guerres de l’empire en ont amené l’explosion, les révolutions de 1830 et de 1848 lui ont imprimé un élan nouveau et décisif, et enfin, sous nos yeux, la proclamation du principe des nationalités, l’affranchissement de l’Italie, la neutralité bienveillante du gouvernement français, ont hâté l’accomplissement de ce qui était inévitable. Faut-il le regretter, et la France doit-elle saper l’édifice qu’elle a contribué à élever ? Il est probablement trop tard pour le tenter : contre les faits naturels, résultant de la logique de l’histoire, il est difficile de lutter. D’ailleurs le danger n’est pas dans une Allemagne fondée sur le droit national et sur la liberté ; il résidait dans la constitution possible du grand empire germanico-slave avec ses 70 millions de sujets, les enchaînant malgré eux sous un même joug, opprimant les différentes races les unes par les autres, les Hongrois par les Allemands et les Slaves par les Hongrois, s’appuyant sur l’ultramontanisme par des concordats, — nécessairement despotique, parce que le despotisme seul peut maintenir ensemble des peuples que la liberté rendrait à leurs aspirations nationales, fatalement hostile à l’Italie, à la France surtout, non à ses intérêts passagers de dynastie ou d’ambition, mais à ses institutions, à ses principes, à son génie même, parce qu’elle est malgré tout, elle qui a fait la révolution de 1789, le représentant des idées d’affranchissement et de justice. Voilà le péril historique, traditionnel, que l’ancienne monarchie a toujours combattu, que le gouvernement actuel a conjuré en 1851, en 1859, en 1863, et qui ne s’est définitivement évanoui qu’à la journée de Kœnigsgrætz.


Émile de Laveleye.