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s’élèvent en France contre ce qu’on appelle la dépopulation des campagnes, l’émigration rurale soit considérée en Irlande comme un bien. C’est que la question ne se présente nullement sous le même aspect dans les deux pays. En 1847, la population rurale surabondait en Irlande ; elle s’élevait en moyenne à 60 têtes par 100 hectares[1], tandis qu’en France elle était de 40. Le genre de culture qui domine en Irlande diffère d’ailleurs profondément de la culture française ; la vigne, qui exige tant de bras, y est inconnue, et les autres cultures industrielles qui font la richesse de nos plus florissantes campagnes ne s’y sont pas naturalisées, à l’exception du lin. La nature des choses veut que la population rurale soit en Irlande moins nombreuse qu’en France, et elle était bien supérieure. On doit comprendre alors que la réduction puisse être à la fois un fléau pour l’une et un bienfait pour l’autre.

Est-ce à dire que cette consolidation (c’est le terme usité) puisse n’avoir pas de bornes, et que la population rurale doive se raréfier indéfiniment ? Non, sans doute. Dans son état actuel, l’Irlande est encore aussi peuplée que la France, proportionnellement à sa surface, et sa population rurale excède encore la nôtre de beaucoup. L’exode n’a eu toute sa force que dans les cinq ans qui ont suivi la famine de 1847. Depuis quinze ans, l’émigration continue, et, après avoir sensiblement baissé, elle a repris dans la dernière période quinquennale une nouvelle intensité ; mais ce fait, qui donne lieu aux plus véhémens commentaires, n’est pas sans compensation. Bien que 500,000 émigrans aient quitté l’Irlande depuis cinq ans, la diminution de population n’a été que de 200,000 en tout ; l’excédant des naissances sur les décès, qui est de 60,000 par an pour une population de 5 millions 1/2, a comblé la différence[2]. La hausse continue des salaires achèvera de rétablir l’équilibre. Parmi les symptômes d’un état meilleur, lord Dufferin en cite deux qui ont en effet leur éloquence. Le nombre des pauvres assistés dans les workhouses, qui montait à 167,000 en 1852, n’a plus été dans ces dernières années que de 50,000, et la somme des dépôts versés dans les banques, qui n’était que de 8 millions 1/2 sterling en 1846, s’est élevé à 17 millions sterling (425 millions. de francs)( en 1865. Les épargnes du pays ont doublé malgré la réduction de la population, pendant que le nombre des pauvres diminuait de plus des deux tiers.

Sans doute l’émigration est un remède déplorable, douloureux ; on ne sort pas d’une situation comme celle de l’Irlande sans un suprême effort. Un jour viendra où l’Irlande pourra nourrir, comme l’Angleterre, le double de sa population actuelle ; mais il faut, pour en arriver là, toute une révolution agricole, industrielle et commerciale. De pareils

  1. C’est du moins ce que j’ai trouvé. Les calculs cités plus haut la portent à 75.
  2. La population de l’Irlande étant le septième de la nôtre, l’excédant annuel des naissances sur les décès devrait être en France, dans la même proportion, de 420,000, tandis qu’il est à peine du tiers depuis vingt ans.