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l’Angleterre, qui en produit déjà plus que la France. La valeur totale du bétail a presque doublé depuis vingt-cinq ans ; on la portait à 20 millions sterling (500 millions de francs) en 1841 ; on la porte aujourd’hui à près d’un milliard. Voilà un incontestable progrès. L’avoine est le seul grain que le climat permette de cultiver sérieusement. On n’a jamais pu consacrer aux autres grains que 200,000 hectares (500,000 acres), ou le quarantième du sol. L’essentiel est de développer la culture des turneps, des betteraves, des prairies artificielles, concurremment avec les herbages ; avec le produit de ses récoltes vertes, l’Irlande achète et achètera le supplément de céréales dont elle a besoin.

Se plaindre de l’étendue des prairies, c’est accuser le ciel de ses dons. La Hollande, l’Angleterre, la Normandie, voilà les plus riches pays agricoles. Pourquoi ? Parce qu’ils abondent en prairies. L’Irlande est destinée à rivaliser avec eux, car elle doit à sa situation le climat le plus humide de l’Europe. Ici lord Dufferin pose, sans nécessité selon moi, la question de la grande et de la petite culture. Cette question ne peut se résoudre théoriquement. Il y a des cas où la petite culture produit plus que la grande ; il y en d’autres où la grande donne de meilleurs résultats. Tout dépend des circonstances. L’Irlande a dans tous les cas fort à faire pour arriver à la grande culture, car un pays où la proportion moyenne des fermes est de 10 à 12 hectares n’a pas à craindre de longtemps l’excès opposé. Ce n’est pas de ce côté qu’est le danger. Sous ce rapport, lord Dufferin a parfaitement raison de citer l’exemple des pays où règne l’excès de la petite culture, comme la Flandre. La condition des cultivateurs n’y est pas bonne ; l’extrême concurrence pour la possession du sol y amène ses conséquences ordinaires, les rentes excessives et les salaires insuffisans. De l’autre côté, on affecte de rappeler la dépopulation des montagnes de l’Ecosse au commencement de ce siècle, et on se demande même destinée attend l’Irlande. L’analogie n’est pas exacte. Les montagnes de l’Ecosse étaient incultivables, tandis que les trois quarts de l’Irlande ont un sol fertile, et des fermes de 2 hectares de l’une aux fermes de 10,000 hectares de l’autre il y a loin.

L’Angleterre offre plus naturellement le modèle dont l’Irlande tend à se rapprocher. Dans ce pays si productif, l’étendue moyenne des fermes est de 50 hectares, déduction faite des terres incultes, et les deux tiers ont moins de 100 acres ou 40 hectares. Suivant toute apparence, l’Irlande n’arrivera même pas jusque-là. Il faut, pour cultiver convenablement une ferme de 40 à 50 hectares, un capital qui manquera longtemps aux fermiers irlandais. Il y a d’ailleurs dans la population une répugnance instinctive à passer de l’état de tenancier à celui d’ouvrier salarié. Cette résistance n’est pas toujours fondée, car un ouvrier bien payé vaut mieux qu’un tenancier misérable ; mais l’attachement au sol ne raisonne pas, et, en devenant simple ouvrier, l’Irlandais croit se déraciner.