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jugeait pas indigne de son ciseau. On comprend que nous n’ayons pas un avis en pareille matière après les arrêts de tels juges. Cependant ce buste, quel qu’en soit l’auteur, frappe par une particularité fortement accusée, laquelle ne permet d’attribuer cette œuvre qu’à un artiste professant sur l’art les mêmes opinions que Canova. cette particularité, c’est une préoccupation très singulière des modèles antiques. Quand on regarde ce buste avec attention, on lui trouve je ne sais quel air de ressemblance avec l’Antinoüs. On sent que l’artiste, lorsqu’il l’a composé, ne s’est pas contenté de la réalité vivante, du modèle si nettement classique qu’il avait sous les yeux, mais qu’il a été poursuivi pendant tout le temps par le souvenir des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Il a donc exagéré ce caractère classique, si marqué pourtant déjà, que l’empereur tenait de sa race. Comme les traits de Napoléon sont encore singulièrement jeunes, on pourrait vraiment croire sans beaucoup d’imagination que l’artiste, mêlant l’allégorie à la réalité, a cherché à montrer dans son modèle un Apollon pythien vainqueur des serpens de l’abîme, et, si telle avait été son intention, il aurait pleinement réussi.

Les objets ayant un intérêt historique abondaient dans cette exposition. Ici c’est un tapis en velours de soie gris dont se servait l’empereur à Fontainebleau et sur lequel il a laissé son nom écrit à l’encre, là c’est un surtout de table, cadeau somptueux et lourd du roi d’Espagne Charles IV à Napoléon ; ailleurs c’est une pendule bizarre, compliquée, mais vraiment monumentale, offerte au premier consul en commémoration de la campagne d’Égypte, dont elle exprime le caractère par ses allégories. Arrêtons-nous un instant devant ce globe terrestre ayant servi à l’éducation du roi de Rome à cause de l’impression de grandeur qu’il donne, impression qui égale, si elle ne la surpasse, celle que font éprouver certains arbres généalogiques. Ce qui fait la grandeur des arbres généalogiques pour le contemplateur philosophe, c’est qu’ils représentent une des victoires les plus glorieuses de l’homme, quoiqu’elle soit de nature purement métaphysique : le temps, cet attribut de l’infini, ce maître et ce destructeur de toutes choses, vaincu et asservi par les efforts successifs des membres d’une même famille. Or dans le globe dont nous parlons, c’est l’espace qui est traité comme l’est le temps dans les arbres généalogiques. Des inscriptions manuscrites marquent chacun des points du globe qui ont été visités par les victoires du conquérant, et à mesure que l’on suit ces indications on ne peut s’empêcher de se dire que ce triomphe sur l’espace est plus grand encore que le triomphe analogue sur le temps dont nous venons de parler, car le triomphe sur le temps a été remporté avec l’aide du temps lui-même et par les efforts de générations entières, tandis que dans le second de ces triomphes l’espace n’a prêté aucun secours contre lui-même, et il a été vaincu par une seule âme.